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soie et qui n’auraient pas voulu exposer leur visage aux ardeurs du soleil, aujourd’hui couvertes de vêtemens simples et sombres, allument le feu, préparent les lampes, balaient le plancher, épluchent les légumes et les jettent dans les marmites bouillantes. » Tant d’humilité dans une fortune si haute inspire une grande admiration à saint Jérôme ; d’autres, au contraire, en étaient fort mécontens. Je crois bien que si, parmi ceux qui se consacraient à la vie religieuse, il n’y avait eu que des enfans d’affranchis ou d’esclaves, personne n’aurait songé à s’en plaindre. Mais on ne pouvait pas souffrir de voir des gens qui portaient un nom illustre renoncer au monde, où ils tenaient une place si élevée, pour s’enfermer dans un couvent. Ces grands personnages semblaient ne pas s’appartenir à eux-mêmes ; on leur refusait le droit de régler leur vie comme ils l’entendaient. Ils étaient esclaves de leur naissance et forcés de suivre la route où leurs pères avaient marché. Quand on apprit que Pontius Paulinus, qui avait été consul, vendait ses biens et quittait son pays pour se retirer auprès du tombeau de saint Félix à Noles, les gens du monde, les politiques, qui attendaient de lui d’autres services, en furent indignés. « Un homme de ce rang ! disaient-ils ; de cette naissance ! de ce caractère ! cela ne peut se souffrir. » Ce qui est plus étonnant, c’est que la populace ne leur était pas non plus favorable. Blésilla, la fille de saint Paule, étant morte à vingt ans, le bruit courut qu’elle était victime de ses austérités, et, à ses funérailles, la foule, s’en prenant aux moines dont elle avait trop suivi les conseils, criait « qu’il fallait les mettre à la porte de Rome, les chasser à coups de pierre, ou les jeter dans le Tibre. » Les empereurs aussi, quoique chrétiens, et souvent chrétiens fort zélés, paraissent s’être méfiés d’eux. Valens, dans une de ses lois, parle avec colère « de ces fainéans, qui, pour se soustraire aux charges municipales, se réfugient dans les déserts et les solitudes, » et ordonne qu’on aille les y chercher. Au contraire, le pieux Théodose veut les empêcher d’en sortir. Irrité de voir que ces hommes noirs, comme les appelle Libanius, quittent leurs couvens, se réunissent en grandes troupes, et, sous prétexte de détruire les temples ou de combattre les Ariens, troublent la paix publique, il leur défend d’entrer dans les villes : « Puisqu’ils font profession d’habiter les déserts, qu’ils y restent. » Ces mesures sévères, et surtout ce ton de mauvaise humeur, montrent bien que les princes étaient mal disposés pour eux. C’est qu’évidemment ils les croyaient nuisibles aux intérêts de l’État. Les polémiques violentes auxquelles se livraient alors Jovinien et Vigilance contre saint Jérôme et saint Augustin, pour savoir s’il faut mettre les vierges au-dessus des femmes mariées, devaient nécessairement attirer leur