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marquée[1], si bien que, cent ans après Shakspeare et le Tasse, quatre-vingts ans après l’Astrée, notre adorable Fénelon en donnera dans son Arialonoüs, surtout dans son Mélésichton, une suprême expression, qui n’est inférieure à aucune des précédentes et qui leur est même supérieure par la suavité et l’onction persuasive. C’est que les causes qui lui savaient donné naissance à l’origine se montrèrent capables d’une telle fertilité de métamorphoses qu’il retrouvait avec chacune un recommencement de vie. La révolution d’Angleterre sera la plus prochaine de ces métamorphoses, et ses conséquences feront connaître à la fille de Thomas Lucas les mêmes sentimens qui le poussèrent dans la solitude cinquante ans plus tôt.

Une fierté aristocratique d’un genre assez particulier, et qui pouvait s’allier aisément, ou même se confondre avec le sentiment que nous venons d’indiquer, trouvait d’ailleurs son compte à cette retraite. « Mon père, dit Marguerite, était gentilhomme, titre qui est donné et fondé par le mérite, et non par les princes ; c’est l’œuvre du temps, non de la faveur. Quoiqu’il ne fît pas partie de la pairie du royaume, il y avait peu de pairs qui eussent de plus grands domaines et y vécussent plus noblement. Cependant, à cette époque, de grands titres étaient à vendre, et le prix n’en était pas si haut que sa fortune ne lui eût permis d’en acheter un ; mais mon père n’estimait les titres qu’autant qu’ils étaient gagnés par d’héroïques actions, et comme le royaume était alors en paix avec toutes les autres nations et qu’il était gouverné par un sage roi, le roi Jacques, il n’y avait pas d’emploi pour les esprits héroïques. » Ne lit-on pas bien nettement dans ces lignes le dédain du gentilhomme de vieille souche qui de la noblesse a la substance plus que l’éclat, pour l’homme de cour qui de la noblesse a l’éclat plus que la substance, et dont on tire ces favoris auxquels Thomas Lucas devait ses années d’exil ?

« La noblesse est l’œuvre du temps et non de la faveur. » C’était l’opinion du plus grand des contemporains de Thomas Lucas après Shakspeare, lord Bacon de Verulam, et si Marguerite la répète, ce n’est pas par plagiat ou réminiscence, mais parce qu’elle exprimait le mieux l’état propre de sa famille, et surtout parce qu’elle était celle des anciennes classes nobles sur leur propre condition. Pas plus que Marguerite, elles ne niaient que le mérite individuel fût le germe de la noblesse, mais elles soutenaient que ce germe ne prenait corps que dans la descendance et par la gestation du temps.

  1. Nous le trouvons encore en Angleterre, en 1681, dans l’Orpheline de Thomas Otway, dont les personnages du noble Acasto et de ses deux fils nu sont que des transformations ingénieuses du Belarius et des frères chasseurs de Cymbeline.