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Page:Revue des Deux Mondes - 1890 - tome 98.djvu/813

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elle cessait d’être une qualité morale attachée à un seul pour devenir comme une fonction vitale inhérente à la famille ; que, loin d’être plus difficile chez les descendans que chez le progéniteur premier, elle y était, au contraire, plus aisée, puisqu’elle y était à l’état d’habitude innée transmise par le sang ; en d’autres termes, que ce n’étaient pas seulement les titres constatant sa noblesse que l’ancêtre transmettait à ses descendans, mais les qualités mêmes par lesquelles il l’avait fondée, et qui se perpétuaient par l’hérédité en vertu de cette loi physique qui veut que les enfans ressemblent aux pères. Les anciennes castes avaient-elles tort de penser ainsi ? Eh bien ! alors, que les docteurs de l’atavisme ramassent, s’ils l’osent, quelques-unes des pierres qui leur furent jetées jadis et les en lapident encore ! Ils disaient enfin, ces hommes d’autrefois, que la noblesse est d’autant plus certaine qu’elle s’éloigne davantage de son origine, comme ces fleuves qui s’élargissent davantage à mesure qu’ils s’éloignent de leur source, qu’elle était plus forte à la dixième génération qu’à la troisième ou quatrième, et à la troisième ou quatrième que chez le fondateur même, parce que le temps, en en faisant une affection héréditaire, lui avait donné l’infaillibilité d’un instinct, et qu’il en avait purifié graduellement la substance de tous ces limons d’âpre ambition, de rapacité, de convoitise et de dureté qui manquent rarement de se rencontrer dans l’origine des grandes fortunes ; mais, en pensant ainsi, n’étaient-ils pas des précurseurs inconsciens de l’évolutionisme ? De ce qui nous semblait naguère le plus blessant des préjugés, la philosophie et les sciences les plus modernes sont en train de faire une vérité d’autant plus difficile à contester qu’elles la présentent comme étant d’ordre purement naturel.

Dans sa retraite rustique de l’Essex, Thomas Lucas travailla consciencieusement à réparer le dommage qu’il avait fait à la société par son duel heureusement malheureux, comme dit sa fille. De sa femme, Elisabeth Leighton, il eut huit enfans, dont Marguerite fut la plus jeune, trois garçons et cinq filles, « tous sans rien de contrefait ni de difforme, ni nains, ni géans, mais bien proportionnés en tout ; beaux de traits, clairs de teint, bruns de chevelure, les dents saines, les haleines pures, la parole nette, les voix bien timbrées, — j’entends pour le discours plus que pour le chant, — sans aucune de ces défectuosités si fréquentes, comme bégaiement, grasseyement ; nasillement, accent criard, et les voix n’étaient d’un ton ni trop haut, ni trop bas, mais dans la bonne mesure et dans le juste accord. » Dès qu’il eut mis au monde cette florissante postérité, la nature jugea que cette charmante réparation de son péché de jeunesse était suffisante ; il mourut donc et fut réuni à ses