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institutrices[1], que, directement ou indirectement, la bienveillance ou la malveillance de la préfecture importe, depuis la récente loi militaire, à tous les adultes de vingt à quarante-cinq ans, et, depuis les dernières lois scolaires, à tous les enfans de six à treize ans. D’après ces chiffres, qui d’année en année vont croissant, calculez l’étendue de la marge sur laquelle, en face du texte légal qui statue à propos des personnes et des choses en général, le préfet statue à son tour à propos des personnes et des choses en particulier. Sur cette marge qui lui appartient, il écrit à sa volonté, tantôt des tolérances et complaisances, exemptions, dispenses et congés, allègemens ou décharges d’impôt, secours et subventions, préférences et gratifications, nominations et avancemens, tantôt des disgrâces, rigueurs et poursuites, destitutions et passe-droits. En chaque cas, pour guider sa main, c’est-à-dire pour faire tomber toutes les faveurs d’un côté et toutes les défaveurs de l’autre, il a des informateurs spéciaux et des solliciteurs impérieux, qui sont les Jacobins de l’endroit ; s’il n’est pas retenu par un très vif sentiment de la justice distributive et par un très grand souci du bien public, il leur résiste à peine, et, le plus souvent, quand il prend la plume, c’est pour écrire sous la dictée de ses collaborateurs jacobins.

Ainsi l’institution de l’an VIII a dévié et n’atteint plus son objet. Envoyé jadis dans le département comme un pacier du moyen âge, imposé d’en haut, étranger aux passions du lieu, indépendant, qualifié et préparé pour son office, le préfet, pendant cinquante ans, a pu rester, à l’ordinaire, le ministre impartial de la loi et de l’équité, maintenir chacun dans son droit et exiger de chacun son dû, sans tenir compte des opinions et sans faire acception de personnes. Aujourd’hui, il doit se faire le complice de la faction régnante, administrer au profit des uns et au détriment des autres, introduire, comme un poids prépondérant, dans toutes les pesées de sa balance, la considération des personnes et des opinions. Du même coup, tout le personnel administratif sur lequel il a la main ou les yeux se détériore ; chaque année, sur la recommandation d’un sénateur ou d’un député, il y introduit ou il y voit entrer des intrus dont les services antérieurs sont nuls, de capacité mince et d’honorabilité insuffisante, qui travaillent mal ou peu, et qui, pour s’ancrer dans leur poste ou monter en grade, comptent, non sur leurs mérites, mais sur leurs patrons. Les autres, fonctionnaires compétens et réguliers de l’ancienne école, pauvres gens pour qui la carrière est barrée, se dégoûtent et s’aplatissent ; ils ne sont plus même sûrs de conserver leur emploi ; s’ils y sont maintenus,

  1. Ces chiffres sont extraits des plus récentes statistiques ; quelques-uns m’ont été fournis par des chefs ou directeurs de services spéciaux.