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cependant assez différent de celui qu’un historien plus moderne aurait retracé des mêmes faits. D’abord, on ne comprend pas bien ce qu’est devenue la cavalerie perse pendant le combat, ni comment le rembarquement des vaincus a pu se faire devant les Athéniens victorieux : un Polybe eût raconté les opérations militaires avec plus de précision. Un Thucydide, d’autre part, y eût mis plus d’éloquence et moins d’anecdotes, plus de stratégie et moins de miracles. En revanche, Hérodote a répandu sur toute la scène une sorte de grandeur religieuse et je ne sais quelle naïveté héroïque dont le charme est pénétrant.


L’apparition du livre d’Hérodote est, dans l’histoire de la littérature grecque, un fait capital. Comme il est le premier chef-d’œuvre de la prose grecque, on peut dire qu’il ouvre une période ; mais surtout il marque la fin d’un âge. Effleuré déjà d’un premier rayon de l’atticisme, il appartient cependant encore à la période de l’équilibre des races et de l’indépendance littéraire des dialectes grecs ; il est un fruit de la civilisation ionienne : c’est le plus beau fruit de cette civilisation finissante, et c’en est presque le dernier. Déjà l’atticisme règne au théâtre : il va bientôt régner aussi dans l’éloquence, dans l’histoire, dans la philosophie, amenant partout avec lui des qualités plus viriles et plus fortes. Par le goût des recherches, par l’ampleur de la composition, par l’art d’écrire, Hérodote annonce l’épanouissement prochain de l’histoire savante et éloquente ; mais la manière dont se manifestent chez lui ces qualités rappelle aussi les logographes et les poètes. L’antiquité n’offrira plus un second exemple de cette histoire encore toute engagée, pour ainsi dire, dans l’épopée ; de cette histoire populaire et vivante, écho de la parole à la fois naïve et conteuse d’un âge qui n’a rien encore de « livresque ; » elle ne reverra plus ce mélange extraordinaire de curiosité scientifique, d’imagination romanesque, de bonhomie, de finesse avisée, de piété candide ; elle n’entendra plus cette parole douce, coulante, amie des beaux récits, exempte de hâte et de passion, tour à tour familière et grave, et si délicieusement naturelle. Avec Hérodote, la croissance de l’art historique grec est terminée : ce n’est point encore la pleine maturité, mais c’est déjà « l’aimable jeunesse, » comme disait Homère, la jeunesse avec toutes ses grâces et dans sa première fleur.


ALFRED CROISET.