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avoir manqué. Je ne sache pas du moins une idée de Voltaire qui lui appartienne, qui soit sa découverte ou son invention, qu’il ne doive à ses lectures ou à la conversation ; et, cela ne diminue rien de sa gloire, puisque ses idées nous sont parvenues sous son nom, ni de son mérite ou de sa valeur d’écrivain, puisqu’il les a revêtues, si je puis ainsi dire, de la lucidité de son expression ; mais cela donne pourtant à réfléchir, et cela change étrangement la nature ou l’espèce de nos obligations envers lui. Ses idées sont celles de son siècle ; autant ou plus qu’il ne les a servies, il en a profité lui-même ; il en aurait eu d’autres, si son siècle en avait eu d’autres ; et son œuvre, — ce que je ne pourrais dire ni de celle de Montesquieu, ni de celle de Buffon, ni de celle de Rousseau, — se serait faite certainement sans lui.

Puisqu’il y a pourtant deux ou trois de ces idées dont on ne détache pas l’invention ou la propagation de l’expression qu’il en a donnée, et qui sont celles qu’on vise quand on dit qu’il nous a fait la « vie plus douce, » il y faut regarder de plus près. Si l’invention ne lui en appartient pas, c’est assez, en effet, qu’il les ait rendues portatives, si l’on peut ainsi dire, et qu’en entrant dans la composition de l’esprit moderne, elles y aient conservé la forme qu’elles ont reçue de lui.

La première est cette idée de Tolérance, qui ne paraissait pas moins sacrilège à Jurieu qu’à Bossuet lui-même et, généralement, aux protestans qu’aux catholiques du siècle précédent. En 1755 encore, et Voltaire ayant déjà passé la soixantaine, on sait que les pasteurs de Genève s’indigneront de l’accusation de socinianisme lancée contre eux par l’auteur de l’article Genève de l’Encyclopédie ; et le socinianisme, c’est autre chose encore, mais c’est essentiellement l’indifférence en matière de religion. Qu’est-ce que Voltaire a fait pour le triomphe de l’idée de Tolérance ? A peine autant que Bayle, qui l’avait précédé de plus d’un demi-siècle ; et beaucoup moins que l’adoucissement général des mœurs autour de lui. Si le Traité de la Tolérance, que Voltaire écrivit en faveur des Calas, est de 1763, le Dictionnaire de Bayle est de 1697, et son Commentaire philosophique sur le Compelle Intrare est de 1687, c’est-à-dire d’un temps où Voltaire n’était pas encore né. Or, puisque je crains bien de n’en avoir encore persuadé personne, — tant il est difficile en critique de prévaloir contre les légendes, — je le répéterai donc : le maître des esprits au XVIIIe siècle, celui de Bolingbroke, de Voltaire et Lessing, ç’a été Bayle ; et la philosophie de Voltaire, notamment, — pour autant que Voltaire ait une philosophie, — on la retrouve dans Bayle tout entière. Dans la mesure où l’on peut assigner une origine certaine aux idées qui, comme celle de la Tolérance, ne sont pas tant des idées que des noms que l’on donne, pour abréger le discours, à une conspiration générale des esprits, soyons donc reconnaissans à Bayle de ce qu’il a fait pour la répandre ; remercions-en Locke