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pliantes, tout humides de sève, qui auraient démesurément grandi dans une chaude nuit de juin. Quelques-uns s’élancent très haut, surgissent au-dessus du fouillis de tous les autres, avec une courbe flexible, avec un élan fort et svelte, leurs palmes sublimes, épanouies largement dans l’éther tiède.

Et la route rouge s’allonge entre des monceaux lustrés de palmes retombantes, des masses de végétation sombre où les lames végétales qui débordent font des éclats de lumière verte... Çà et là, de grands étangs d’eau noire, eau qu’on ne voit point, tant la végétation environnante s’y mire avec éclat et précision. De grandes bandes de lotus roses y traînent et ne semblent pas plus réelles que la verte image des palmes reflétées... Çà et là, toute blanche au fond d’un fabuleux jardin, une noble villa couronnée de cocotiers, galeries, vérandahs, balustrades, perrons chargés de fleurs enchantées. Timides, grêles, des Cinghalais vont, race délicate et douce, aux grands cheveux d’ébène, aux grands cheveux de femmes, race alanguie par le perpétuel été, par l’éternelle lumière humide. Ils vont avec lenteur, leurs sérieuses et placides figures, étrangement exotiques, exprimant une âme inconnue, l’âme qu’a pu former ce monde très éloigné du nôtre...


J’ai pris le train pour Kandy, et j’ai fait en wagon la connaissance d’un gentleman cinghalais. Très civilisé, ce gentleman, très correct dans son veston de tweed qui ferait honneur à un masher de Londres, la boutonnière décorée d’une fleur de gardénia; seulement ses jambes sont serrées dans un fourreau blanc très étroit. Physionomie presque européenne: un Italien plus fin, féminin et basané. Traits osseux, saillans, jolies boucles noires de sa barbe dure et luisante.

Après un quart d’heure de silence, la conversation s’engage comme dans un wagon d’Europe. Il m’offre des allumettes et remarque qu’il fait très chaud. Une phrase sur la température, c’est, en pays anglais, un rite nécessaire et préalable par lequel les êtres humains entrent en communication. A présent, en quelques mots très précis, il me renseigne sur la population de l’île, sur l’administration, sur les religions. A mesure qu’il va, je sens combien profonde est chez lui l’empreinte anglaise; il parle la langue avec une pureté singulière : on ne distingue aucun accent. Il est chrétien, avocat, membre du conseil législatif. Sa pitié dédaigneuse pour « l’ignorance et l’idolâtrie » du pauvre paysan cinghalais est digne d’un colon anglais. Mais dans cinquante ans, dit-il, tout cela sera bien changé, — les chemins de fer ont déjà fait beaucoup de bien, devant eux le pays sauvage recule. — A Colombo, nous voudrions fonder une grande université, comme celle de Bombay et