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Page:Revue des Deux Mondes - 1891 - tome 103.djvu/228

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dans leurs jugemens de raisons qui ne sont point à eux, mais à tout le monde? C’est ainsi que, dans les Mémoires ou dans les Confessions des autres, nous croyons aimer ce que nous y trouvons de semblable ou d’applicable à nous; et en réalité, ce que nous y cherchons, c’est une connaissance plus étendue, plus diverse, et plus approfondie de l’homme en général. Convenons-en donc de bonne grâce; mettons quelque chose au-dessus de nos goûts; et puisqu’il faut de la critique, disons qu’il n’y en saurait avoir qui ne soit objective. C’est tout ce que j’ai tâché de montrer dans ces pages ; et je pense qu’il ne serait indifférent d’y avoir réussi ni à l’idée qu’on doit se faire de la critique, ni à l’éducation de l’esprit, ni peut-être à l’avenir même de la littérature, — ou à la littérature de l’avenir.

Car, pour quelques dilettantes, qui demandent à quoi bon la critique, et pourquoi l’on ne se passerait point d’elle, on pourrait se contenter de répondre par cette autre question : à quoi bon aussi l’art? à quoi l’histoire? ou à quoi la science? Et en effet, le monde n’en sera pas changé si la Comédie-Française nous donne cette année, je dis même un chef-d’œuvre de moins; et, puisque l’on vit très confortablement dans une ignorance entière de la nature des Institutions mérovingiennes, à plus forte raison se passera-t-on de savoir ce qu’il faut penser des travaux de ceux qui les ont étudiées! Mais j’ajouterai, qu’inférieure à l’histoire ou à l’art par tant d’autres côtés, la critique a sur l’art et sur l’histoire ce grand avantage ou cette supériorité qu’elle seule peut empêcher le monde, selon l’expression de M. Renan, « d’être dévoré par le charlatanisme. » Trop occupée, trop appliquée, trop asservie au labeur de la vie quotidienne, incapable d’analyser son plaisir et d’en reconnaître la qualité, la foule court toujours à l’appel de ceux qui la flattent; et les charlatans de l’art ou de la littérature le savent bien. C’est précisément affaire à la critique de penser ou de juger pour la foule. En donnant ses rangs et en distribuant ses prix, il est possible qu’elle prête à rire à de petits philosophes, mais elle fait œuvre deux fois utile : elle apprend à la foule qu’il y a quelque différence entre Ponson du Terrail et Balzac, ce qui est sans doute bon à savoir ; et elle venge le talent des succès de la médiocrité, lesquels ont je ne sais quoi d’humiliant pour tout le monde. Pourquoi faut-il, hélas! terminer en disant que, si jamais la tâche n’a été plus urgente à remplir, ce mot de la fin n’en est pas un ? et que, comme nos pères auraient pu s’en servir, ceux qui nous succéderont s’en serviront à leur tour; — et il sera toujours vrai,


F. BRUNETIERE.