Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1891 - tome 103.djvu/334

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

à peau blanche, au triple ventre bouffi, au crâne luisant, assis sur des tables de pierre, sous de vastes ombrelles de paille, lisant les textes sacrés au peuple qui barbote, — coudras bruns, la tête rasée, sauf une petite touffe qui retombe sur la nuque, souples dans leur nudité sombre, — femmes de la tête aux pieds drapées de couleurs éclatantes et qui prient debout, les bras levés, les mains jointes vers le soleil. — À mesure que la barque avance sur l’eau splendide, les temples, la foule, se multiplient. Des escaliers larges de quatre cents pieds montent en pyramides énormes, régulièrement rayés par leurs mille degrés. De pesans piliers octogonaux plongent dans le fleuve ; les façades carrées, les grands cônes feuillus de pierre rouge, les cubes de marbre creusés de niches et de chapelles se succèdent, se recouvrent : c’est l’accumulation colossale de la pierre prodiguée, superposée en constructions géométriques comme dans la vieille Égypte, comme dans les villes légendaires de l’Assyrie. Et sous ces architectures, au bord du fleuve antique, cent mille Hindous s’agitent, accomplissant les rites.

Pendant quatre heures, je monte et je redescends la rivière. Comment décrire cette inépuisable variété, cet ondoiement des formes et des attitudes ? — Sur les larges degrés, blancs de soleil, entre les pilotis, plus haut, sur les terrasses, sur les blocs entassés des temples ruinés, plus haut encore sur les balcons, sur les toits de pierre massive, sous la forêt des parasols de paille, c’est un pullulement de corps bruns, un bouillonnement de couleurs simples. — Cinq corps nus, accroupis sur un pilier se débandent brusquement, lancés dans l’eau qui rejaillit en étincelles. Derrière eux, les lèvres agitées par une prière, des brahmes brandissent des branches, dont ils frappent monotonement le fleuve. Au-dessous, des femmes sortent de l’eau, moulées dans leurs voiles bleus qui ruissellent, graves et droites. — Accroupi sur un haut bloc de marbre, isolé de la foule, enveloppé de soie rouge, un homme immobile, dans une posture hiératique, regarde monter le soleil. — Puis des attitudes étranges, des gestes qui semblent de maniaques ; deux femmes se tiennent le nez d’une main et frappent leur poitrine de l’autre ; une vieille, toute tremblante, le pauvre corps dessiné dans sa maigreur par le voile trempé, joint ses mains ridées et six fois tourne sur elle-même. D’autres, avec une vibration rapide des lèvres, éclaboussent le fleuve méthodiquement, font jaillir l’eau devant elles ; des vieillards, dans des attitudes de fleuves, inclinent des urnes de cuivre. Et comme fond à tout cela, derrière les innombrables chapelles coniques dressées au milieu même des degrés, une file de quatre-vingts temples et palais. Au hasard j’en note un plus grand que les autres, un vaste carré rose, vivement découpé sur le ciel, fleuri de balcons, couvert d’arabesques,