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Page:Revue des Deux Mondes - 1891 - tome 103.djvu/378

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dix dernières années, celles qui ont donné un résultat décisif et même celles qui ont laissé dans la mémoire des assistans un souvenir vraiment dramatique. Ils se rappellent avoir vu Gamahut s’agenouiller devant sa victime, dont il implora le pardon avant de commencer ses aveux ; ils se souviennent d’avoir entendu un de ses complices, après s’être débattu énergiquement contre les dénonciations de ses camarades, avouer tout d’un coup, lorsqu’en soulevant la robe de la morte on lui montra son propre foulard avec lequel il lui avait ligoté les deux jambes. D’un millier de confrontations il reste surtout le souvenir confus d’un millier de brutes ou de bêtes féroces défilant sans grande émotion devant un cadavre, s’accusant et se chargeant entre complices, insultant parfois le juge, les assistans et le cadavre lui-même dans une explosion de grossièretés, où le respect de la victime n’est pas plus sauvegardé que la dignité de la justice. Souvent, enfin, l’accusé se renferme dans une dénégation continue et exaspérante, ou dans un mutisme obstiné encore moins dramatique que tout le reste.

Le jour des confrontations, les abords de la Morgue sont toujours envahis par la foule qui flaire on ne sait comment un spectacle à sensation. Quand elle est plus mauvaise ou plus excitée que d’habitude, il se fait quelquefois une poussée formidable au moment où arrive la voiture de Mazas ; on crie : «A l’eau ! » et malgré les efforts des sergens de ville, l’accusé court bien des risques de recueillir au passage quelques coups de poing ou de parapluie. On l’introduit aussitôt entre ses deux gardiens dans le salon des magistrats ; c’est là qu’on lui offre une de ces fameuses chaises recouvertes de velours vert qu’un amateur paierait bien cher. Quand on les retourne, on est frappé par une multitude de petites inscriptions dans le genre de celles-ci : — Philippe s’est assis sur cette chaise; — Lebiez (femme coupée en morceaux) s’est assis là; — Troppmann s’est assis sur cette chaise le 27 octobre 1869. — Tous les criminels célèbres ont leur fauteuil, ou plutôt, chaque fauteuil a ses criminels célèbres, et la liste est parfois fort longue. Ce sont les garçons de la Morgue qui s’amusent; ils font un assez dur métier pour qu’on ne les chicane pas sur le petit plaisir qu’ils peuvent trouver à fixer sur la serge verte des chaises les souvenirs de leur carrière.

Quand le juge, le médecin légiste, et le chef de la sûreté ou son représentant sont arrivés, on se rend à l’amphithéâtre, où l’assassin est mis en présence de sa victime placée dans son linceul sur la table d’autopsie. On cherche alors à tirer de cette terrible épreuve tout ce qu’elle peut donner ; le magistrat tâche de la diriger de manière à lui faire prendre le tour qu’il juge le plus convenable,