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Mais cette compagnie d’hommes modérés et relativement indépendans, couverte par le prestige du saint-siège, hostile à l’emploi de la question, était vue avec méfiance par les conseillers de Philippe le Bel. Ils l’empêchèrent quelque temps de fonctionner en interdisant aux intéressés de comparaître. Il semble que Philippe ne l’ait laissée agir que quand il se fut assuré d’avoir un contrôle sur elle. Quoi qu’il en soit, les audiences ne furent réellement inaugurées que le 26 novembre. Les admirables archives de ces audiences, publiées par Michelet, sont une source unique. C’est là que se révèle le mieux, dans sa naïveté pitoyable, l’état d’âme des « pauvres chevaliers du Temple, » à peu près libres pour la première fois, depuis leur arrestation, de parler à leur aise, devant un auditoire en apparence bienveillant, et même doucereux, sans crainte immédiate des ceps et du chevalet, de l’entonnoir et du réchaud.

La séance initiale du 26 novembre fut marquée par une scène caractéristique. Ce jour-là, le grand-maître Jacques de Molay fut amené, à sa requête, devant les commissaires installés dans une chambre de l’évêché de Paris, derrière l’aula episcopalis. On lui demanda s’il voulait « défendre l’ordre, « plaider coupable ou non coupable. — « Je ne suis pas, répondit-il, aussi sage qu’il faudrait, cependant je suis prêt à défendre l’ordre de toutes mes forces, et je serais bien vil si je ne le faisais pas, après en avoir reçu tant de biens et d’honneurs. Mais il m’est difficile de défendre convenablement, dans la position où je suis, prisonnier du pape et du roi, n’ayant pas même quatre deniers à dépenser à mon gré! Je demande donc aide et conseil, car je veux qu’on sache la vérité en ce qui touche l’ordre, non-seulement par les templiers eux-mêmes, mais par les rois, princes, prélats et barons, bien que ceux de l’ordre aient été plus d’une fois trop raides, avec quelques prélats, pour la défense de leurs droits[1]. Je m’en tiens au témoignage de ces prud’hommes. » Les commissaires, un peu surpris de ce début modeste et franc, manifestèrent aussitôt l’esprit qui les animait, une partialité cauteleuse : « Prenez garde, réfléchissez, songez aux aveux que vous avez déjà passés ! Nous sommes prêts à vous entendre si vous persistez à défendre, et à vous accorder un délai si vous voulez délibérer davantage. Nous vous rappelons seulement qu’en matière d’hérésie et de foi, on procède simplement, de plano, et sans noise d’avocats. » Ils ne voulaient évidemment pas que Molay prît position pour la défense. Le voyant ébranlé par leurs exhortations à la prudence, ils lui firent lire et traduire en langue vulgaire cinq ou six pièces officielles, entre

  1. Molay parlait devant des évêques.