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Page:Revue des Deux Mondes - 1891 - tome 103.djvu/545

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que si vous avez la certitude de tout faire avec ce que vous avez, et laissez entendre d’avance que ce que vous faites n’est que par diversion… J’ai un fort mal de gorge, ajoutait-il, et un violent rhumatisme. Ce qui se passe ne met pas du baume dans l’âme… Ménagez vous-même votre santé, vous voyez bien qu’avec ce qui se passe, ce n’est pas la peine de se faire tuer. »

Le 20, plus troublé que jamais : « — Je me repens de n’avoir pas laissé revenir les vingt bataillons dès la première réception de la lettre du roi. Mais il vaut encore mieux s’arrêter à présent que de s’exposer à une catastrophe… Nous aurons de bien bonnes raisons à donner, mais il est triste d’avoir à faire son apologie et de faire des procès par écrit… Enfin, si vous battez bien les ennemis, il n’y aura qu’à en rire et tant pis pour ceux qui ne veulent pas laisser faire le bien. Je vais trouver le temps bien long jusqu’après-demain. » Il terminait en recommandant à son frère de ne pas négliger de faire chanter un Te Deum pour la victoire que le roi devait au maréchal de Saxe. Quel contraste avec l’incertitude qui planait encore sur sa propre fortune et les sombres pressentimens dont il se sentait agité[1] !

Hélas ! les Te Deum n’étaient plus de saison. Le sort en était jeté et tout était dit. Aussitôt après avoir reçu l’autorisation de son frère, le chevalier s’était porté en avant. Pour entrer en Piémont, une fois les monts passés, il avait à choisir entre deux vallées principales, celle de la Stura, qui coule du sud au nord et se jette dans le Tanaro, et celle de la Doire, qui, sortant du Mont-Cenis, va se joindre au Pô à Turin même. L’accès de la première était plus facile, mais on y rencontrait deux places fortes, celles de Démont et de Coni, qui exigeaient des sièges réguliers. D’ailleurs, c’était le point par lequel le prince de Conti avait pénétré deux ans auparavant en Italie, et on présumait (fort à tort, comme on va le voir) que ce serait de ce côté surtout que le roi de Sardaigne se serait mis en garde. La vallée de la Doire n’était défendue que par les deux fortins d’Exilles et de Suse, qu’on pensait pouvoir enlever plus facilement. Aussi, après avoir quelque temps hésité sur les deux voies, ou du moins en avoir fait le semblant, pour laisser l’ennemi dans l’incertitude, ce fut sur Exilles que le chevalier se décida à se porter. Il donna rendez-vous en face de cette petite ville à toute sa troupe. Elle était divisée en trois corps d’armée qui durent faire leur chemin par des voies différentes, la gauche par Modane et le Mont-Cenis, le centre sous les yeux du chevalier lui-même par le

  1. Belle-Isle au chevalier, 18, 20 juillet 1747. (Ministère de la guerre. — Partie supplémentaire.)