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Page:Revue des Deux Mondes - 1891 - tome 104.djvu/107

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des bonnets. Ils vous ont vu dormir, ils vous ont vu vous réveiller. Quelques-uns se cachent, vous suivent dans la rue sur l’autre trottoir, attendent que vous soyez las, seul, sans défense, saisissent le moment opportun pour surgir devant vous.

Tout à l’heure, flânant dans le grand bazar, j’ai suivi Cheddy chez un marchand de châles qui, ce matin, a failli se faire écraser par mon gharry, pour m’arracher la promesse d’une visite. Nous trouvons un homme gras, de figure molle et douceâtre, assis sur des coussins, prenant le café avec quelques amis. A notre entrée, il bondit, il court, il tourne autour de moi, il m’enveloppe de ses gestes. En un clin d’œil, et sans savoir comment cela s’est fait, nous avons bu une tasse de café, nous sommes assis devant un ballot qu’il déplie avec une agilité de singe et d’où sortent comme par magie des soies rares, des broderies d’or, qu’il fait chatoyer à la lumière, dont il se drape, dont il me drape, avec des postures, des minauderies, des ondulations de femme, de femme exaltée. I want you, sir, to see this beautiful thing, what do you think of it, is it not beautiful? Put it aside. You look at me, don’t you think it will de for the young lady at home? Cet anglais coupé, cet accent incolore sont d’un étranger, mais les petites phrases s’accumulent avec une passion étourdissante. En trois minutes, il paraît que mon choix est fait. Un châle, un petit tapis : 150 roupies seulement. Je connais les marchands hindous, et il me reste assez de bon sens pour offrir la moitié. Le chiffre n’est pas lâché, que mon homme crie : Pile ou face ! (Let’s toss up !) C’est-à-dire 150 roupies si la pièce tombe face, 75, si c’est pile. Je refuse et tout de suite les étoffes sont à moi : la chose se fait si vite, qu’il est clair que le volé n’est pas lui.

A présent, mon Hindou, satisfait, se calme, et sur un autre ton, entame une nouvelle affaire. Il paraît que ce soir, à l’hôtel, je vais avoir l’honneur de rencontrer une duchesse. Tous les marchands de châles sont en mouvement depuis son arrivée et chacun, à l’affût, la guette, en guettant aussi ses rivaux. Mon homme désire que je parle de lui à table d’hôte. Donnant, donnant, se dit-il : pour me séduire, il veut m’offrir un bonnet, dont il a fait briller l’argent à la lumière et me traite en ami, me confiant qu’il possède un stock de châles qui vaut trois laks (700,000 francs), me montrant des diplômes obtenus dans des expositions anglaises.

On observe facilement que ces Orientaux ne connaissent pas le sentiment de la honte. En somme, l’honneur et la conscience sont des produits d’Occident qui n’ont pas pu s’élaborer chez eux. Tous implorent le bakchich, en joignant les mains, et chez le plus grave et le plus riche d’entre eux, on rencontre un voleur et un mendiant.