Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1891 - tome 104.djvu/108

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

16 décembre.

Je monte en voiture pour visiter le Koutub-Minar, la grande tour qui se dresse à quinze kilomètres de Delhi.

Cette route est la voie Appienne de l’Asie. Des ruines de tous les siècles, laissées par trois races et trois religions, jonchent une grande plaine triste. Les restes de l’antique Delhi hindoue, de la Delhi afghane, de la Delhi mongole, couvrent une étendue morte de cent vingt kilomètres carrés. Lentement, à travers le cours des siècles, la ville a changé d’emplacement, comme une rivière change de lit. A perte de vue, parmi les broussailles sèches, montent des dômes délabrés, des colonnes disjointes. Ces tertres jaunâtres sont les ruines d’Indra-Partha, la ville d’Indra, pour laquelle les cinq frères du Mahabarata combattirent il y a trois mille ans. Plus loin, un pilier de granit, couvert de caractères pâlis, proclame les édits du roi bouddhiste Açoka. Partout, comme les tombes dans un cimetière, s’entassent les débris de l’art mongol, les mausolées monumentaux, les dômes entourés de kiosques, tout cela rouillé par le temps, confondu dans la teinte uniforme de la triste et sèche végétation, repris par la nature. Quelques tombes sont aussi grandioses que celle d’Akbar à Secundra, et surgissent solitaires dans la steppe aride. Les paons bleus qui rôdent alentour sont les seuls êtres qui les hantent. Des générations ont fourmillé ici, et de leur vie morte il reste cet imperceptible résidu, comme il faut des forêts séculaires pour faire une petite épaisseur de charbon. L’âge védique, l’âge brahmanique, l’âge bouddhiste, les premières dynasties musulmanes, l’empire mongol, chaque période historique a laissé comme un mince dépôt. On retrouve cette histoire autour du Koutub : quatre vieux forts hindous, encore très reconnaissables, entouraient une grande cité, des temples bouddhistes où des religieux en robes jaunes, le crâne rasé, circulaient paisiblement : il reste un grand poteau de fer, chargé de quelques inscriptions sanscrites. Vers l’an 1000, par-dessus la muraille de l’Himalaya, débordèrent les premières hordes musulmanes. La cité fut rasée, et des pierres du grand temple on fit une mosquée dont les ruines gisent autour de nous[1]. Voici une triple colonnade où l’on reconnaît les vieux piliers bouddhistes et le travail patient, compliqué, confus, les indécences naïves du pauvre ouvrier hindou. Ils sont fouillés profondément, surchargés de ciselures à demi brouillées par le temps; çà et là, des figures d’une obscénité symbolique apparaissent, quelques-unes mutilées par la morale supérieure du conquérant. Peu à peu,

  1. Vers 1193.