Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1891 - tome 104.djvu/112

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

serait convaincu, quand il se travaillerait pour entrer dans la forme anglaise, il est clair qu’il n’arrivera qu’à se travestir. Car les habitudes intellectuelles et morales d’un peuple, comme les organes d’une plante, ont pour condition nécessaire une certaine combinaison infiniment complexe de circonstances, dont la principale est la série entière de ses états antérieurs. Il a fallu tout le passé pour les former.

Vieux ascètes, profonds rêveurs qui voulûtes, il y a vingt siècles, déchirer le voile irisé que tisse l’illusion sur le fond noir des choses, qui renonçâtes au désir pour vous réfugier dans l’indifférence et l’immobilité, avec quel sourire de dédaigneuse pitié vous la regarderiez, cette race d’Occident qui règne aujourd’hui dans votre patrie! Ils ne croient pas que ce monde soit un rêve, ces nouveaux-venus. Ils n’ont pas cessé de dire : « Je suis. » Ils se réjouissent de leur force, et leur volonté se satisfait. Ils agissent, ils bâtissent sur ce monde qu’ils croient de roc et que vous connaissez pour un sable mouvant. Que diriez-vous de leur hâte, de leur fièvre? Que diriez-vous de ces bateaux chargés des biens de la terre, de ces trains qui dévorent l’espace, comme s’il importait de changer de lieu, d’arriver quelque part? Mais que diriez-vous surtout de cet anglicanisme, de cette maigre philosophie qui végète sur une terre brumeuse où la nature ne déploie point le luxe de ses sèves ; de l’hérésie déiste qu’ils veulent acclimater dans cette patrie de la grande spéculation? Certes, vous ne tenteriez pas de les éclairer, ces aveuglés de Maya. Vous les abandonneriez à leurs agitations ignorantes, à leur orgueil, et, fermant lentement les paupières, vous retourneriez avec délices à votre rêve solitaire, à cette contemplation de l’éternel et de l’immuable qui tranquillise.

Vraiment, la couche anglaise est bien visible, même dans ces états indépendans. Voici l’inévitable Church of England, sévère, nue, toute semblable à celles qui veillent sur la campagne anglaise. Aux stations spacieuses, des colons en vestons lisent des papers de huit pages. Des affiches annoncent un match entre les cricketers de Lucknow et les champions d’Allahabad, des courses à Ahmedabad et Baroda. D’autres célèbrent une machine qui fabrique dix mille bouteilles de soda-water par jour. Des romans de Guida et de Besant sont étalés en vente. Cependant les femmes, vêtues comme les contemporaines hindoues d’Homère, les jambes, les oreilles, le nez ornés d’anneaux, portent des urnes de grès. Des guerriers passent, hérissés de sabres, chargés de boucliers, et nous sommes sur le territoire du prince qui, à Bindrabun, fait construire une pagode à Krichna.


ANDRE CHEVRILLON.