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Page:Revue des Deux Mondes - 1891 - tome 104.djvu/13

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en fait de railleries, Frédéric était tellement coutumier qu’on peut toujours le soupçonner. Mais ce qui partait certainement du fond du cœur, c’était la joie de l’échec et de l’humiliation de Cumberland. Elle éclate d’une façon inattendue dans une lettre confidentielle, écrite tout d’un traita d’Argens, au reçu de la nouvelle de la bataille et avant que la communication officielle lui en eût été faite. « J’ai tressailli de joie, dit-il, en apprenant la victoire que le comte de Saxe vient de remporter. Il faut avouer que M. de Cumberland est une grande pécore et quelque chose de pis ; ces animaux ont vu perdre trois batailles à leurs alliés pour s’être laissé attaquer dans leurs postes et ils retombent toujours dans les mêmes fautes : pour quoi ils seront réprouvés des César, des Condé, des Turenne, des Montecuculli et hués par les Feuquière, et, s’il plaît à Dieu, damnés dans l’autre monde comme des animaux incorrigibles. Point de raison, monsieur de Cumberland, point de raison! Ah! la belle raison[1]! Ah! le beau projet dont vous venez d’accoucher! »

Quel emportement et d’où vient tant d’amertume dans la critique d’une action militaire après tout honorablement soutenue? Le vainqueur de Molwitz et de Kesselsdorf avait-il donc craint un instant de rencontrer dans celui de Culloden un rival de gloire, issu comme lui d’un sang royal? et tenait-il à rester le seul qui eût le droit de joindre l’éclat de la renommée à l’élévation du rang? On le croirait en vérité, ne fût-ce qu’à l’empressement avec lequel il détourne tout soupçon de ce genre, en rentrant dans son rôle de philosophe désintéressé et d’ami du plaisir, revenu des rêves de l’ambition : « Ayez bien soin de Terpsichore, ajoute-t-il... et adieu. Tous ces grands événemens qui excitent l’ambition des autres amortissent cette passion en moi. Plus je fais de chemin dans le monde et plus je reconnais que les plus simples et les plus heureux sont les citoyens des vignes, qui n’ont d’autre soin que de se rendre raisonnables et les hommes heureux[2]. »

Outre la lettre destinée au roi, d’Argens en reçut une autre spécialement à l’adresse de celui que Frédéric se plaisait à appeler l’Achille Français. Louis XV accusa réception des complimens dont il était comblé avec une modestie pleine de dignité et de goût. — « Il n’appartient qu’à Votre Majesté de dire des choses aussi flatteuses en deux mots. Je suis bien touché des témoignages de son amitié. Elle doit et peut compter sur la mienne. Mes victoires

  1. Allusion à un trait d’un écrit très connu de Saint-Évremond : le Dialogue du Père Canaye et du maréchal d’Hocquincourt.
  2. Frédéric à d’Argenson, 7 juillet 1747. (Correspondance générale de Frédéric.) — Sans-Souci avait été bâti au milieu des vignes et en avait quelque temps porté le nom.