Page:Revue des Deux Mondes - 1891 - tome 104.djvu/14

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sont l’effet de la Providence, elles ne doivent pas avoir déplu à Votre Majesté. Je travaille en les gagnant autant pour elle et pour mes alliés que pour moi-même. Celles que Votre Majesté a remportées ont procuré la paix à ses sujets, je ne suis occupé qu’à la rendre aux miens et à l’Europe ; un si noble dessein et aussi désintéressé devrait être mieux secondé et trouver plus d’accès auprès de mes ennemis. Mon général m’a bien servi et m’a souvent fait craindre pour sa vie[1]. »

Maurice, sans être assurément insensible à des éloges venus de si haut, semble avoir éprouvé un peu plus d’embarras à les accepter. Il sentait bien que le bon juge qui les lui envoyait ne les trouverait peut-être pas absolument mérités quand il connaîtrait mieux les circonstances et surtout le résultat de la journée. Comment expliquer, comment excuser auprès d’un si grand maître, qui excellait peut-être encore plus à tirer parti des victoires qu’à les remporter, cette stérilité d’une action si meurtrière ?

Impossible, d’ailleurs, autant qu’inutile d’essayer de tromper la perspicacité de son coup d’œil. Maurice aima mieux convenir de la vérité tout entière. Après avoir rendu compte, suivant son usage et comme le roi de Prusse le lui demandait, du plan et des principaux incidens de la journée : — « Je comptais, ajoute-t-il, faire passer, à une partie de l’armée, la Meuse à la pointe du jour, et je lus bien surpris lorsqu’on vint me dire, le lendemain matin, que les ennemis l’avaient tous passée à Maestricht et à Schirmer, sur le pont qu’ils avaient établi pendant la nuit. Quelque incroyable que paraisse cette aventure, elle n’est pas moins véritable... » Et après quelques mots sur les précautions qu’il croyait avoir prises : — « Toute l’armée avait passé la Meuse sans que personne s’en soit inquiété et m’en ait fait avertir, il n’y avait pourtant qu’à faire avancer deux pièces de canon dans la nuit et à tirer au hasard, la moitié se serait noyée. Que dire sur cela? Il faut croire que la Providence ne l’a pas voulu autrement, car les hommes ne peuvent pas tomber dans un pareil aveuglement. Enfin, j’appris cette nouvelle à cinq heures du matin et je compris que nous avions donné inutilement cette grande bataille[2]. »

Frédéric était bien fait pour apprécier la candeur de ces aveux que le génie peut se permettre sans craindre de se diminuer et dont il a lui-même donné plus d’un exemple dans ses mémoires ; aussi quand Chambrier lui fit savoir de Bruxelles, où il avait suivi

  1. Louis XV au roi de Prusse. (Correspondance de Prusse. — Ministère des affaires étrangères.)
  2. Maurice au roi de Prusse, 2 juillet 1747. (Ministère de la guerre.)