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Page:Revue des Deux Mondes - 1891 - tome 104.djvu/143

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au chaud. Il faut que partout le globe terrestre soit habité, sous terre et sur terre ; dans les lacs, les mers et les fleuves; dans les sables, les forêts et les plaines. Or, pour qu’il y ait dissémination de la vie sur tous les points de la surface terrestre, une variété inépuisable dans les formes vivantes était nécessaire, puisqu’il fallait que chacune de ces formes fût adaptée au milieu ambiant.

Voilà donc un premier principe bien établi, c’est que la nature se plaît dans une somme de vie aussi grande que possible, et qu’elle a tout fait pour assurer la vie des individus. Mais les individus ont une existence bien courte. Même comparée à la durée (bien éphémère cependant) de notre globe, l’existence des individus n’est qu’un imperceptible fragment de temps. Tous les efforts dépensés par la nature pour assurer la vie des individus ne serviraient donc à rien s’il n’existait, en même temps que la fonction de conservation individuelle, une fonction tout aussi irrésistible et puissante, la conservation de l’espèce[1].

Même il semble que la conservation de l’espèce soit plus importante que la conservation de l’individu. Dès que la reproduction a eu lieu, une fois que la perpétuité de la race est assurée, l’individu n’a plus de raison d’être, et, de fait, il meurt.

Chez certaines espèces animales, la mort est immédiate après que la génération a été assurée. Par exemple, chez beaucoup d’insectes, immédiatement après la ponte des œufs, la femelle meurt; car son rôle est achevé. Quant au mâle, il est déjà mort; car, dès que la fécondation des œufs a eu lieu, il périt. Les plantes annuelles se flétrissent dès qu’elles ont donné fleur et fruit.

Chez la plupart des êtres, la mort tarde plus à venir; mais, au

  1. Tourguénef a donné une image bien poétique de ces deux grands sentimens, d’où dérive la vie de tous les êtres, dans son petit poème les Deux Frères, le Génie de l’amour et le Génie de la faim. «.... Tous deux sont jeunes : l’un est un peu gras, sa peau est lisse, les boucles de ses cheveux sont noires; de longs cils, le regard insinuant, gai et avide; le visage charmant, presque hardi, presque méchant. Une couronne de fleurs repose mollement sur ses cheveux brillans. Il sourit comme sûr de son pouvoir, avec autorité et indolence... De temps en temps, ses ailes frémissent rapidement, avec un joli bruit argentin, comme une pluie de printemps. L’autre jeune homme est maigre et jaunâtre. Ses côtes se dessinent à chaque respiration. Il a les cheveux blonds, fins et plats; les yeux sont ronds, d’un gris pâle; le regard, inquiet, est étrangement clair; tous les traits du visage, le nez étroit et aquilin, le menton pointu, parsemé d’un rare duvet, sont comme affilés. La petite bouche, aux dents de poisson, reste entr’ouverte ; les lèvres, sèches, n’ont jamais, jamais souri. Autour de sa tête, quelques épis vides et cassés. Un grossier tissu gris entoure ses reins. Ses ailes, d’un bleu mat, ont un mouvement lent et menaçant. Les deux jeunes gens semblent des camarades inséparables. Chacun d’eux s’appuyait sur l’épaule de son ami : la main potelée de l’Amour pendait comme une grappe de raisin sur la clavicule sèche de la Faim, tandis que la main étroite de la Faim, avec ses longs doigts maigres, s’étalait, comme un serpent, sur la poitrine efféminée de l’Amour... Ce sont deux frères, l’Amour et la Faim, moteurs de tout ce qui vit. »