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En suivant la série hiérarchique des êtres, depuis le champignon jusqu’à l’homme, on trouve toujours la respiration, fonction nécessaire, universelle, qui est la cause de la vie; mais, graduellement, à ce phénomène organique simple, vient se surajouter une complication particulière ; c’est la conscience, autrement dit l’intelligence. L’intelligence ne modifie pas la respiration, mais elle donne conscience de la respiration. Le champignon n’a pas conscience qu’il respire ; il ne souffre pas lorsqu’on le met dans de l’air privé d’oxygène, quoique cette privation d’oxygène le fasse mourir. Mais les êtres intelligens savent qu’ils respirent ; ils ont le besoin de respirer, et ils ressentent des sensations douloureuses, conscientes, quand on enlève l’oxygène de l’air qu’ils respirent.

La conscience et l’intelligence sont donc des phénomènes surajoutés qui ne changent rien à la nature essentielle de l’acte respiratoire, mais qui font que l’animal respirant éprouve plaisir ou peine, selon qu’il peut ou ne peut pas satisfaire à ce besoin.

Or ce que nous disons de la respiration s’applique aux phénomènes de la reproduction. Qu’il y ait conscience complète, et intelligence puissante, comme chez l’homme ; qu’il y ait conscience imparfaite et intelligence rudimentaire, à tous les degrés, comme chez la plupart des animaux ; qu’il y ait enfin inconscience totale et inintelligence absolue, comme chez les animaux inférieurs et les plantes, cela importe assez peu. Car les uns et les autres se reproduisent ; mais, à mesure que l’intelligence se développe, la fonction coïncide avec la conscience de cette fonction, et un sentiment profond prend naissance : c’est l’amour.

L’amour est donc, comme l’intelligence elle-même, une fonction De luxe. L’espèce peut se perpétuer sans intelligence et sans amour.

Il en est ainsi pour toutes les fonctions vitales, quelles qu’elles soient. Pour vivre, pour se protéger contre les ennemis divers, l’intelligence n’est pas nécessaire, ni même l’instinct. Il y a, dans les cellules vivantes, un automatisme qui suffit. Le grain de blé est dépourvu de toute conscience, de toute intelligence, et cependant il arrive à germer, à grandir, à reproduire d’autres grains de blé, sans qu’aucun effort intellectuel ait été nécessaire. L’huître, si elle est pourvue de quelque parcelle de conscience, n’en possède assurément qu’une toute petite dose, et cependant l’huître se nourrit, elle respire, elle se reproduit.

Tous les phénomènes intellectuels sont phénomènes de luxe. L’intelligence est un perfectionnement, une complication ; mais elle n’est indispensable ni à la vie de l’individu ni à celle de l’espèce.

Ainsi la fonction de reproduction peut s’exercer dans une forme très simple, chez les êtres privés d’intelligence, et qui poursuivent leur évolution sans avoir aucune conscience de leurs actes.