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Page:Revue des Deux Mondes - 1891 - tome 104.djvu/169

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origines distinctes. L’amour de la mère est un instinct; l’amour du père est un produit de la civilisation. Mais cela ne doit pas diminuer sa force. Combien de sentimens ne sont pas innés en nous, qu’il faut cependant respecter et développer! La loyauté, la fidélité à sa parole, l’amour de la patrie, le désintéressement, le culte de la vérité, voilà des sentimens généreux, que la civilisation nous donne, et qu’il faut avec soin, chez nos enfans, entretenir et faire croître, sans nous occuper de savoir s’ils dépendent de notre organisation physique naturelle.

Si l’on s’en tenait aux sentimens que la nature nous donne, le sentiment maternel lui-même serait cruellement amoindri : car, lorsque l’enfant est devenu assez grand pour marcher, pour se défendre et pour se nourrir, la mère devrait l’abandonner et l’ignorer. Chez les animaux, dès que les petits sont devenus des adultes, la mère ne prend plus aucun souci de leur sort. Ce sont des étrangers pour elle, tellement étrangers qu’elle accepte parfaitement l’union conjugale avec ses fils.

Quant à l’amour filial, c’est bien pis encore. Dans la nature, il n’y en a aucun vestige. C’est pénible à constater, mais c’est ainsi. Chez aucun animal, on ne retrouve ce sentiment qui est devenu si fort dans nos civilisations et qui est le signe le plus éclatant d’une culture morale supérieure : l’amour pour le père et pour la mère. S’il fallait donc à l’homme ne conserver que les sentimens animaux, il ne resterait rien de l’affection filiale, ce mélange de respect, de reconnaissance et d’amour qui est peut-être ce qu’il y a de meilleur en nous.

Qu’importe cette lacune de l’instinct? nous ne devons pas considérer comme un idéal l’état sauvage. Il ne s’agit pas de revenir en arrière, mais d’aller en avant.

Il est évident que, livré à ses seuls instincts, l’animal, — qu’il soit homme ou brute, — est essentiellement égoïste. Il doit pourvoir à ses besoins : respirer, manger, boire, dormir, se protéger contre le froid. Voilà pour la protection de l’individu. Quant à la protection de l’espèce, elle n’est, dans l’état de nature, constituée que par deux sentimens : l’amour sexuel (du mâle pour la femelle et de la femelle pour le mâle) et l’amour maternel. Hors ces deux passions, tous les autres sentimens sont factices. Mais cela ne signifie pas qu’ils soient condamnables. La société est autre chose que l’état de nature, et, du moment que nous vivons en société, il nous faut, par la raison et l’intelligence, créer des sentimens nouveaux, conformes à l’état social. Or presque toujours ces sentimens nouveaux tendront à lutter contre nos tendances égoïstiques innées, qui ne peuvent jamais être complètement détruites, mais qu’on