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Page:Revue des Deux Mondes - 1891 - tome 104.djvu/170

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parvient, par les efforts personnels et par de justes lois, à amoindrir de plus en plus. L’amour filial, l’amour paternel, le respect des ancêtres, l’amour de la patrie, l’amour de l’humanité, la notion de la solidarité sociale, ce sont là de généreuses passions qui ne sont pas dans la nature humaine, mais que nous devons nous efforcer d’y mettre. Qui sait si, par le fait de l’hérédité psychologique, ces mêmes sentimens, factices aujourd’hui, ne seront pas un jour des sentimens naturels (quoique toujours de moindre puissance) innés en nos arrière-petits-neveux, comme l’amour sexuel et l’amour maternel sont innés en nous aujourd’hui?

Ce n’est donc pas calomnier le mariage que de l’assimiler à l’amour filial et à l’amour paternel. Il est vraiment impossible de comparer les sentimens dont sont animés deux époux, — surtout quand les premiers mois de ménage ont passé, — à la passion de deux amans. N’essayons donc pas d’établir une comparaison ridicule. L’amour n’est ni supérieur ni inférieur au mariage : c’est autre chose. L’ardeur et l’enthousiasme sont remplacés par d’autres sentimens moins vifs, mais plus profonds. Cet amour des premiers jours, qui envahissait tout, ne peut durer; c’est un feu de paille qui est souvent d’autant plus vite éteint qu’il a jeté d’abord plus de clarté. Par le mariage, au contraire, la tendresse, l’amitié, l’estime, la confiance des deux époux, vont en croissant avec l’âge. Alors arrive l’habitude, qui pèse d’un poids si lourd sur toutes nos idées et nos goûts. Puis, que de sentimens complexes, faits pour resserrer la tendresse conjugale! la communauté des intérêts, l’éducation des enfans, toutes considérations diverses qui finissent par rendre le mariage, c’est-à-dire l’union sociale de l’homme et de la femme, la base même de toute société civilisée.

L’amour peut exister sans estime, sans confiance ; il n’est pas toujours très loin de la haine. En tout cas, de nombreux exemples prouvent qu’on peut être éperdûment amoureux d’une femme qu’on méprise, et qu’une femme s’éprend souvent d’un individu qu’elle sait parfaitement indigne d’elle. L’amour dure quelques semaines, quelques jours : parfois même il s’éteint au bout de quelques heures. Quel abîme entre ce sentiment bizarre, et l’affection conjugale, dont le principe est la confiance réciproque, et la longue et loyale fidélité !

Si le mariage n’existait pas, s’il n’était pas garanti et protégé par des lois sociales dont l’observance est stricte, et dont la non-observance est sévèrement punie, c’est la femme qui en souffrirait le plus; car le sentiment paternel, développé par l’éducation, par les mœurs et par les lois, n’est pas un sentiment naturel, inhérent