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Page:Revue des Deux Mondes - 1891 - tome 104.djvu/177

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en révolution et leurs disciples, impitoyablement déterminés sont les seuls hommes en Allemagne qui aient vie, et c’est à eux qu’appartient l’avenir. »


I. — LES ORIGINES PHILOSOPHIQUES[1].

Comme la réforme du XVIe siècle a été préparée par les humanistes, la révolution française par les encyclopédistes, le mouvement ouvrier allemand l’a été par la philosophie classique de l’Allemagne universitaire.

L’assertion, au premier abord, peut paraître paradoxale. Il n’y a pas, en effet, de pays où les philosophes et les penseurs aient vécu plus séparés de la foule, aient moins écrit pour elle. Ils n’ont parlé ni l’élégant latin d’Érasme, ni la langue limpide et transparente de Voltaire. Ils exprimaient leurs idées obscures, leurs abstractions glacées, en périodes ennuyeuses, en formules pédantes, accessibles aux seuls initiés. Les pénétrant mal, on les jugeait si peu dangereux, qu’au rebours des encyclopédistes du XVIIIe siècle, en butte aux persécutions de l’État et de l’Église, enfermés à la Bastille, obligés de se faire imprimer en Angleterre et en Hollande, les philosophes allemands, fonctionnaires honorés, enseignaient paisiblement dans les universités la jeunesse studieuse. En appelant Hegel à Berlin, M. d’Altenstein avait cru pouvoir faire sans péril de ses doctrines la philosophie officielle de l’État prussien ; il les considérait même comme le meilleur antidote contre les idées révolutionnaires. Mme de Staël ne voyait chez ces philosophes que des rêveurs inoffensifs, des métaphysiciens grands abstracteurs de quintessence, occupés à méditer pendant les longs hivers, dans la solitude tranquille de leurs petites chambres, tandis que Napoléon emplissait l’Europe du fracas de ses armes. Un seul homme, un élève émancipé de Hegel, Henri Heine, dès 1833, avait entrevu l’avenir, et il signalait chez ces philosophes, Kant, Fichte, Hegel, des révolutionnaires autrement dangereux que nos Robespierre et tous nos coupeurs de têtes. Leur dialectique redoutable, leur intrépide analyse, s’attaquant à toute routine, à toute torpeur intellectuelle, à toute tradition, ébranlait le monde moral jusque dans ses fondemens. Henri Heine prévoyait quels basilics allaient sortir « des œufs

  1. Herrn Eugen Dühring’s Umwälzung der Wissenschaft, von Friedrich Engels ; Hottingen Zurich, 1886. — Ludwig Feuerbach, und der Ausgang der klassischen deutschen Philosophie, von Friedrich Engels. Stuttgart, 1888. — Die Philosophie der Sozialdemokratie, von Johannes Huber ; Munich, 1887. — L’Allemagne depuis Leibniz, par Lévy Bruhl. Paris ; Hachette, 1890. — Le Socialisme contemporain, par Émile de Laveleye. Paris ; Alcan, 1890. — Die Quintessenz des Sozialismus, von Dr A. Schaeffle. Gotha, 1890.