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Page:Revue des Deux Mondes - 1891 - tome 104.djvu/187

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rappelleraient les jésuites du XVIe siècle, les puritains de Cromwell, les jacobins de 1793, si nous ne vivions dans un temps de prose qui ne se peut hausser jusqu’à ces époques dramatiques.

Liebknecht est né à Giessen en 1826. Il appartient, par sa famille, à la bourgeoisie bureaucratique. Après de bonnes études universitaires, sur le point d’émigrer en Amérique, il fut retenu par la révolution de 1848, accourut à Paris aux premières nouvelles des barricades, revint en Allemagne se joindre aux partisans qui tentaient d’y fonder une république. Il a depuis suspendu au râtelier le fusil d’insurgé. Son histoire, qui est celle de son parti, se résume d’un mot : un sectaire qui deviendra de plus en plus un politique, et qui, sans rien renier de sa foi communiste et révolutionnaire, poursuivra des buts positifs et immédiats, s’engagera de plus en plus dans les voies de l’opportun et de l’expédient.

Banni d’Allemagne, Liebknecht passa treize années à Londres dans la société de Marx et d’Engels. Il s’éprit d’admiration pour Disraeli, le premier homme d’état, selon lui, qui ait compris l’importance universelle de la question sociale. Dans son roman de Sybil, ou les deux nations, Disraeli, le peintre ébloui de l’opulence anglaise, a laissé un tableau de la misère au temps du chartism et de l’esprit révolutionnaire qui animait la classe ouvrière d’un réalisme tel que Liebknecht l’égale à celui de M. Zola. « l’État, écrit Disraeli, n’a qu’un seul devoir, assurer le bien-être des masses, » et le ministre conservateur rêvait d’organiser contre la bourgeoisie libérale, qu’il exécrait, la ligue du torysme et du prolétariat, sous l’égide d’une monarchie populaire.

Telle était aussi la politique de M. de Bismarck dès le début de son ministère (fin de septembre 1862). La même année, Liebknecht, rentré en Allemagne, fondait à Berlin, avec son ami Brass, la Gazette de l’Allemagne du Nord, destinée « à combattre le bonapartisme à l’extérieur, le faux libéralisme bourgeois à l’intérieur, dans le sens de la démocratie et du républicanisme. » Mais Brass, le républicain rouge de 1848, passait, avec armes et bagages, comme Lothar Bûcher et d’autres « apostats, » au service du ministre qui connaissait l’importance de la presse et la façon d’en user. Convaincu que tout s’achète et que l’honnêteté est une marchandise qui se paie seulement un peu plus cher, M. de Bismarck fit proposer à Liebknecht de continuer à écrire dans ce journal des articles de tendance socialiste très avancée. Ces offres ne reçurent pas l’accueil que leur auteur en pouvait attendre. Après dix-huit années de luttes sans trêve, Liebknecht nourrit, à l’égard de l’ancien chancelier, une haine furibonde que sa chute même n’a pas apaisée. La disgrâce du prince ne lui suffit pas. Il voudrait encore lui ravir l’honneur.