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milliards français, les descendans de ces Allemands d’autrefois, nourris de rêves et de métaphysique, se lancèrent dans les spéculations et les entreprises financières avec une telle fureur sauvage « qu’on n’en saurait trouver de semblable dans l’histoire d’aucun peuple civilisé[1]. » En Prusse seulement, 687 compagnies par actions se fondèrent en l’espace de quelques mois. Les appétits, déchaînés en haut, se déchaînèrent aussi en bas durant cette période de leurre et de vertige, avec ses hauts salaires, ses grèves favorables, et enfin son krach retentissant à la Bourse de Vienne le 9 mai 1873, suivi de tant de désastres. A une ivresse de prospérité apparente succédait la dépression financière, commerciale, industrielle. La crise atteignait les ouvriers qui avaient déserté la campagne en masse, attirés dans les villes par l’appât du gain. « Chaque jour, écrivait Rudolph Meyer, va se gonflant une armée de prolétaires dont le silence, la patience et la décision ont quelque chose d’effrayant. » Et il en fait remonter la responsabilité à M. de Bismarck et au banquier Bleichrœder. « La nation allemande, conclut-il, ne s’est pas montrée digne des grandes destinées auxquelles elle semblait appelée après les guerres de 1866 et de 1870. » Et M. Mehring considère de même la maladie du socialisme comme le revers des succès nationaux.

Aux élections de 1874, les voix socialistes triplèrent. Dans leurs congrès et leurs réunions générales, les meneurs évaluaient le nombre de leurs bataillons organisés à 8,000 ou 10,000 compagnons. Or 351,952 électeurs votaient pour leurs candidats. Ce contraste révèle la vraie nature du mouvement socialiste. On doit le considérer dans son ensemble moins comme une adhésion expresse et raisonnée à une doctrine et à un programme, que comme la formule populaire la plus énergique du mécontentement des basses classes. M. de Bismarck déplorait un jour que les Allemands ne fussent pas aussi capables de se résigner à un sort modeste que les Français de condition analogue ; le boulanger allemand, ajoutait-il, rêve de devenir banquier ou millionnaire; il n’est brillante destinée que le petit employé n’ambitionne pour ses enfans, et le poison socialiste infeste toute cette classe. Il est juste de reconnaître que M. de Bismarck lui-même n’a jamais donné aux Allemands l’exemple de la modération dans la plus haute fortune. Le socialisme est ainsi en partie le fruit des déceptions qu’ont fait naître des succès politiques inouïs, joints aux révolutions économiques de la seconde moitié du XIXe siècle, aux charges militaires nécessitées par la politique d’annexion; le poids des impôts, la

  1. Politische Grunder und die Corruption in Deutschland, von Rudolph Meyer; Leipzig, 1877.