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porte rose qui ferme l’autre bout de la ville s’appelle la porte des Rubis. Nous sommes dans un conte oriental de fées.

Un cri de trompette! — un cri de cuivre qui fait détourner la tête. Lancée très vite, au galop, passe une joyeuse bande mortuaire, passe le mort étroitement voilé de gaze blanche, passent les hommes qui l’emportent attaché sur des bambous, passe la famille qui bondit en frappant des cymbales, en hurlant les syllabes sacrées: « Ram! Ram! » Envolée, disparue, la troupe bruyante! Maintenant ce sont des lévriers en laisse, vêtus de pourpre, des jardins où, sur des lits de camp, dorment les lynx et les léopards de chasse de sa hautesse, étranges bêtes maigres et souples, très nobles, avec un éclair aigu dans leurs yeux perçans et qui d’un coup de leur langue raboteuse raclent le poing que leur tend leur serviteur. Ailleurs, c’est une noce : cinquante femmes vêtues de jaune soyeux sont assises par terre, psalmodiantes. La mariée, une fillette de dix ans, est seule debout au milieu des chanteuses. — Au bout de la rue, derrière une grille en façade sur le trottoir, devant la foule rapide, dix mangeurs d’hommes, dix tigres royaux, la tête baissée, arpentent à grands pas doux la cage à laquelle ils ont été condamnés après jugement régulier. Ils méritent vraiment leur titre de sahebs, de seigneurs, ces fauves. Le plus beau d’entre eux est l’assassin de seize femmes. Même impression devant la tête terrible et morne, la sinuosité de l’échine qui se coule, la souplesse des muscles trapus, la détente possible des jarrets formidables, la splendeur fauve de la robe faite de lumière vivante, qu’à Ceylan, devant une gerbe de cocotiers élancés dans le ciel de feu...

Parmi cette multitude d’images qui se pressent, un spectacle incessamment répété reste toujours beau. On ne se lasse pas d’admirer la souplesse et la fraîcheur des jeunes corps nus. Les torses frêles et bombés des enfans, garçons et filles, sont adorables. Les longues tresses noires coulent sur la jolie figure sauvage, effarée, sur la petite poitrine si délicatement modelée. On sent la force et la santé des jeunes muscles et du beau sang. Cela est parfait. La lumière et l’ombre se marient, circulent harmonieusement sur le bronze uni de la peau tout enveloppée de lumière et de plein air. Les jeunes femmes, nues depuis le bas des seins jusqu’au milieu du ventre, savent se voiler avec une grâce extrême. Rien de doux à l’œil, rien de simple et de tranquille comme les plis de la molle draperie. Chez les fillettes, plus grêles, on voit l’ondulation paisible de la charpente intérieure. Elles aussi, les toutes petites, portent sur la tête de beaux vases ronds qu’elles soutiennent de leurs bras tendus, levés très haut, se cambrant dans l’effort, le brun du torse tendre tout baigné de lumière.