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manque qu’une musique perpétuelle, que des chœurs, des ballets, et dont on emporte l’étincelante et poétique vision, au moment de retourner vers l’ombre et la tristesse de notre Europe.

Les collines se sont refermées sur la ville charmante. En ce moment, une poussière d’or flotte dans l’air. Immobile, un héron est seul au bord d’une mare, toute rose et bleue des clartés crépusculaires...


BOMBAY.


21 décembre.

Trente-six heures de chemin de fer. A mesure qu’on descend dans le sud vers la grande ville anglaise, le train s’emplit : de gras babous, de puissans commerçans indigènes encombrent les voitures de leurs valises, vautrent leur sans-gêne et leur indolence sur les banquettes. Les troisièmes sont bondées d’une foule hindoue qui cause, rit, jacasse. Pour tous bagages, ils emportent des vases de cuivre, ciselés des figures de Krishna et de Ganesh. Aux stations, des brahmes chargés d’outres de cuir viennent les remplir. Eux seuls peuvent s’acquitter de ce service, car un kchattrya qui voyage se souillerait en buvant l’eau versée par un çoudra. Au contraire, tout le monde peut toucher ce qu’a touché le brahme. En dépit de ses fonctions serviles, le brahme reste le brahme, il garde ses vertus surnaturelles; et la supériorité de caste subsiste dans l’infériorité du métier.

Pas grand’chose à noter. Pendant ces longs trajets, l’esprit, émoussé par la multitude des images aperçues la veille, somnole, ne s’intéresse plus à rien. Des villes aperçues très vite, Baroda, Ahmedabad, de grandes gares, des tiffins, des déjeuners à l’éternel kari, des silhouettes simples de montagnes bleues. A travers tout cela, la même campagne sèche et toujours les étonnantes bandes de singes qui bondissent dans les hautes herbes.

Le second matin, au réveil, c’est une surprise. Tout d’un coup, on se croit rentré à Ceylan. Voici de nouveau la contrée humide, chaude, orageuse, la grande végétation équatoriale. Partout de l’eau. D’épaisses forêts de palmiers dégringolent vers des lagunes, mirent dans des estuaires bleus leurs colonnades lisses, et les larges palmes vertes qui surgissent dans l’air moite font des voûtes sombres abritant des petites cases. La terre est noire, marécageuse, semée de flaques. Des milliers d’oiseaux à grandes pattes peuplent les bords des marais et des bras de mer. Quelquefois, vers l’ouest les eaux ne finissent pas : des rades se forment, s’élargissent,