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émerge des profondeurs du globe, affleure en collines, mais ici se dispose suivant les lignes géométriques des terrasses, puis se complique, s’assouplit, ondoie en formes organiques, figure toutes les manifestations de la vie, d’abord une armée d’éléphans gigantesques presque complètement détachés du roc, mais encore engagés dans la matière informe ; — plus haut, parmi des enlacemens de lianes, parmi des processions de singes et de tigres monte, portant accroché à ses flancs le monde animal, déploie enfin les formes humaines, déroule l’épopée du Ramayana, raconte la conquête des races inférieures par les races nobles ; — plus haut encore, multiplie les figures des génies et des dieux secondaires, puis se creuse en salles mystérieuses, et là, dans l’ombre comme centre et comme racine mystique de toute cette floraison vivante qui s’épanouit à la lumière sur les parois extérieures, se dresse en lingam générateur, s’amincit enfin, s’allège, élance sa pointe aiguë de pyramide dans l’espace radieux.


Nous quittons le Kaïlas. A droite et à gauche, sur une longueur de trois kilomètres, les caves religieuses percent les flancs de la montagne.

D’abord, les cryptes sivaïstes, difficiles d’accès, invisibles du dehors. Il faut s’accrocher aux saillies de la falaise, ramper sur des éboulis de pierre, serré par la jungle contre le rocher. Ces caves sont des lieux de mystère où les vieux brahmes ont enfoui leurs secrets religieux, et véritablement celui qui pénétrerait ignorant dans ces sanctuaires en sortirait initié.

Les profondes galeries s’ouvrent, éclairées d’abord par un demi-jour terne et froid qui pâlit sur la pierre grise, s’enfoncent dans une noirceur qui va s’épaississant, entre des piliers rugueux taillés à même dans le roc. Dans ces ténèbres, où le seul bruit est le frôlement des chauves-souris, on voit luire des yeux d’or, saillir en bas-reliefs géans les dieux monstrueux qui dansent ou qui trônent. A mesure qu’on s’éloigne de l’ouverture, leur file, d’abord visible dans la clarté grise de cave, pâlit, devient plus vague, va se perdant dans l’obscurité. Pourquoi donc ces figures ont-elles toutes un air de parenté? — Pourquoi toutes portent-elles les mêmes attributs? N’est-ce pas Siva que nous reconnaissons partout, incarné dans la série entière de ses formes? Oui, toutes ces lignes mystiques, flexibles et sinueuses comme la vie, sont celles de ses corps variés, et chacun de ces vastes bas-reliefs représente une des faces du dieu. Le voici destructeur, et ses trois yeux, qui voient le présent, le passé, l’avenir, brillent d’un éclat blanc, de cet éclat qui fait tomber les créatures en cendres; ses six bras brandissent