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des épées où pendent des cadavres transpercés, ses pieds trépignent des squelettes. Ailleurs, il repose immobile, contemplateur, ceint de serpens qui s’enlacent autour de son corps et de son cou, emblèmes de son éternité. C’est encore Siva, dont les formes molles et indécises, dont les hanches qui ondoient sont celles d’un androgyne : il est mâle et il est femelle, il sourit avec mystère. De son flanc sort un corps doucement ondulé de femme, et au-dessus de lui, très vague, avec un relief moins fort de la pierre, à peine indiqué, un nuage de formes animées flotte, s’élève, comme la fumée monte d’une flamme. C’est toujours Siva qui, au bout de la galerie ténébreuse, sourit à Parabatti; c’est lui qui danse joyeusement, entouré de ses bouffons ; lui qui, de nouveau féroce, de nouveau meurtrier, les dents serrées par la fureur, transperce un enfant. Et les squelettes, qui signifient la mort, alternent avec les taureaux, qui signifient la vie. Tout au fond du sanctuaire, une pierre nue figure l’éternel Lingam.

Devant cette transparence du symbole, devant cette révélation du dieu, on demeure saisi. L’idée rayonne de ces images et les transfigure. Ce Siva n’est plus une divinité étrangère, particulière à une certaine race, à une certaine époque et que l’on vient regarder en curieux et en voyageur. Nous la connaissons, cette puissance! c’est la nature elle-même qu’expriment ces formes ondoyantes ébauchées dans cette solitude souterraine. C’est la divinité qui se manifeste par l’infatigable éclosion des êtres jeunes et brillans, comme par les hideuses destructions, l’éternelle et l’impassible, qui ne connaît pas la souffrance ou la joie des créatures. Les Brahmes ont conçu la force qui détruit et la force qui renouvelle comme les deux aspects d’une même puissance : ils ont fait un seul dieu du destructeur et du régénérateur, et c’est là leur grande originalité. Tandis que d’autres races, impuissantes à quitter le point de vue humain, ont fait du mal et du bien, du laid et du beau, des attributs distinctifs, classant ainsi leurs divinités d’après des caractères tous relatifs à notre sensibilité, les Hindous ont pensé qu’au point de vue éternel, il n’y a plus ni Dieu ni diable, mais une puissance absolue qui, créatrice ou malfaisante, reste identique à elle-même. Plus précisément, la mort leur est apparue comme un des changemens dont la série fait une vie. Car selon eux, comme selon la science moderne[1], l’être vivant n’est qu’une forme, un mode de groupement; sa matière s’écoule sans cesse : nous vivons de la mort périodique des cellules, des individus dont l’association fait notre corps. Nous sommes

  1. La vie c’est la mort (Claude Bernard).