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Page:Revue des Deux Mondes - 1891 - tome 104.djvu/326

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les moyens d’échange qui aujourd’hui font défaut à l’expansion économique du pays, et c’est là l’essentiel.

Les motifs qui ont imposé l’adoption du bill, même aux républicains les moins favorables à l’argent et à toute « inflation, » ont été très clairement exposés dans la discussion. Tout d’abord on a fait valoir l’intérêt de l’agriculture. Elle subit, on le sait, une crise désastreuse qui n’a fait que s’aggraver depuis quinze ans et que récemment M. de Kératry a si bien décrite ici même. On peut en lire aussi les navrans détails dans les revues américaines[1]. Fermiers et propriétaires, très entreprenans, ont beaucoup emprunté, et, par suite de la baisse des prix des denrées, la valeur, suit de la terre, soit du matériel d’exploitation, n’équivaut plus à la dette. C’est donc, en quelque sorte, la banqueroute de la classe agricole, qui est encore prédominante aux États-Unis. « Supposons, dit le député Lind, une ferme du Minnesota produisant 1,000 bushels de froment en 1873 et en 1889. Les frais de production seront les mêmes, disons 700 bushels ; il restera ainsi au cultivateur 300 bushels, soit le même surplus disponible aux deux époques. Mais il résulte de la table des prix que ce surplus valait a New-York, en 1873, 393 dollars, et en 1889 269 dollars seulement. C’est donc la misère pour l’exploitant. En 1873, un bushel de froment équivalait à 33.41 grains d’or, et à 20.89 seulement en 1889. La baisse générale des prix a atteint toutes les classes, mais surtout

  1. Pour montrer l’importance qu’on attache à cette question, il suffit de noter que le même numéro de l’une des principales revues américaines, le Forum pour novembre dernier, contient deux importans articles relatifs à ce sujet : Embattled farmers par le révérend docteur W. Gladden, et Western farm mortgages par D. Reaves Goodloe. La baisse du prix des fermages et des terres est un fait général, et on ne sait que trop à quelles plaintes elle donne lieu et à quelles mesures de protection on a partout recours pour y porter remède. J’estime que dans toute l’Europe la valeur du sol cultivé a diminué d’un quart au moins, et plutôt d’un tiers. Nul pays n’a été plus durement atteint sous ce rapport que l’Angleterre. Et voici quelques exemples curieux empruntés à l’année qui vient de finir (1890). Le domaine de Brackenburgh, Lincolnshire, est hypothéqué, il y a vingt ans, pour 36,000 livres sterling; ou y dépense 10,000 livres sterling; il est évalué aujourd’hui 19,000 livres sterling. Tilshead-manor, Northwilts, acheté 12,000 livres sterling, hypothéqué pour 10,000 livres sterling, ne trouve pas acquéreur à 5,400 livres sterling. Le duc de Newcastle a vendu à un brasseur pour 137,000 livres sterling le magnifique domaine de Worksop-manor, acheté par son père 375,000 livres sterling en 1840. Le domaine de Bandirran en Écosse, acheté 90,000 livres sterling en 1870, est offert en vain pour 43,000. La terre d’Auchterhouse, Forfarshire, achetée, il y a quinze ans, 31,500 livres sterling, est vendue 16,000 livres sterling. Parmi les vendeurs de terres patrimoniales, on voit les plus grands noms : le duc de Fife, le duc de Buccleugh, lord Clinton, lord Carlisle, le comte d’Egmont, le comte de Devon, le comte Amherst, lord Ashburton, le marquis de Huntley, etc. En Écosse, cinq grands domaines, évalués chacun plus de 200,000 livres sterling (5,000,000 de fr.), sont à vendre sans trouver d’acheteur; beaucoup de fermes restent en friche, faute de fermiers. En Irlande, la baisse des denrées, en ruinant les tenanciers, a fait naître la crise agraire actuelle.