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Page:Revue des Deux Mondes - 1891 - tome 104.djvu/340

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lutte à outrance. Elle entravera de toutes façons les importations de l’Europe, afin de n’avoir pas à les lui demander et à les lui payer, lors même que les prix monteraient chez elle. Le bill Mac-Kinley est un bel échantillon de ce que nous réserve en ce sens l’esprit ingénieux des Yankees. Si l’Autriche et la Russie passent à l’étalon d’or, elles agiront de même pour conserver le précieux métal, chèrement acheté et toujours réclamé par les intérêts de la dette payables au dehors. Aussitôt que le rouble a haussé en Russie, les industriels menacés ont réclamé et ont obtenu une aggravation des droits d’entrée. C’est donc à une guerre économique sans merci et sans terme qu’il faut s’attendre. Que nous sommes loin de ces années où Cobden et ses disciples sur le continent allaient prêchant aux nations, qui volontiers les écoutaient, l’évangile de la liberté du commerce et de l’harmonie universelle, au nom de cet admirable mot d’ordre : Peace and good will amongst men, « paix et affection réciproque parmi les hommes. »

Les États-Unis s’apprêtent, paraît-il, à nous offrir une troisième fois la branche d’olivier, comme en 1878 et en 1881. Si nous la repoussons, ce sera la lutte économique sur le terrain monétaire et industriel. Alors, dans ce conflit, entre l’Europe, d’une part, surchargée de dettes et d’impôts, accablée sous la charge de ses armemens toujours augmentés, morcelée et entravée par des barrières douanières de plus en plus infranchissables, minée par l’antagonisme des races et des animosités nationales, et, d’autre part, l’Amérique une de race, de langue et d’idées, presque sans armée, sans flotte et bientôt sans dette, éclairée par un nombre incalculable d’écoles de tous les degrés, prompte à inventer tous les perfectionnemens des engins du travail et surtout à les appliquer, possédant des mines de fer et de charbon cinq fois plus riches que les nôtres et deux fois plus faciles à exploiter, disposant encore d’immenses étendues de terres vierges où peuvent se multiplier à l’aise et s’enrichir des populations si rapidement croissantes, ce n’est pas nous, je le crains, qui souffrirons le moins. Toutes les dettes étant payables en or, en Europe, et en argent, en Amérique, la charge en deviendra plus lourde pour l’Européen et plus légère pour l’Américain. L’Angleterre, — elle a déjà pu s’en apercevoir, — sera le pays qui en pâtira le plus. Et ce ne sera que juste, car c’est elle qui, par l’adoption et le maintien de l’étalon d’or unique, force les autres états à en faire autant, et qui rend ainsi la lutte inévitable. La lutte pour l’or a provoqué une marée montante de protectionnisme qui emportera jusqu’aux derniers vestiges du libre échange.


Émile de Laveleye.