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le repos de leur neutralité. Le corps germanique se prêterait-il à voir son territoire traversé dans toute sa longueur et foulé sans ménagement par des visiteurs armés, de langue et de mœurs inconnues. Le débile Auguste III ouvrirait-il sans résistance l’entrée de la Pologne à sa redoutable voisine, au risque de soulever, par cette complaisance, l’irritation d’une noblesse turbulente? Enfin et surtout qu’allait dire Frédéric, dont l’imagination, on l’a vu, semblait toujours hantée par le fantôme d’une agression russe et qui avait si souvent prétexté cette inquiétude sincère ou affectée pour justifier son inaction ou ses défaillances? Ce n’était pas lui, sans doute, qui était cette fois directement menace; mais pour aller de la Vistule au Rhin, il fallait passer si près de lui que, de Berlin même, il pourrait entendre le bruit des armes. Trouverait-il prudent de laisser donner à sa porte des billets de logement à des hôtes qui pourraient être soit tentés d’y séjourner, soit prendre l’habitude d’y revenir? Et si, pour ne pas permettre un si fâcheux précédent, il prenait le parti de sortir de son indifférence apparente, de pousser lui-même l’Allemagne à la résistance et d’en prendre la tête, tout alors changeait de face. L’hostilité d’Elisabeth, provoquant la rentrée en scène d’un si important personnage, n’était plus pour nous un mal sans compensation.

Par malheur, si on eut un instant cette espérance, ou du moins cette illusion, elle ne fut pas de longue durée. Dès que Puisieulx eut fait sonder le terrain, il fut très évident que, même en face d’une prévision qui devait assurément lui déplaire, Frédéric était résolu à ne rien changer à son attitude d’immobilité systématique. Dans ses relations avec la Russie tout aussi bien qu’avec toute autre puissance, son parti était pris de faire ses affaires lui-même et lui seul, ne songeant qu’à ses propres intérêts et ne liant partie avec personne, avec la France moins qu’avec tout autre. Dût-il même être plus tard forcé d’appeler ou de demander aide, il ne voulait pas d’avance s’engager à la reconnaissance. C’est ce qu’il avait déjà clairement fait entendre (on peut se le rappeler) au marquis d’Argenson, lorsque ce ministre, à la veille de sa chute, s’était activement employé à lui faciliter un arrangement avec la Suède, auquel il attachait un grand prix, pour assurer, contre les pièges qui lui seraient tendus de Saint-Pétersbourg, la tranquillité de sa frontière orientale. Le consentement de la Suède une fois obtenu, grâce au concours et surtout à l’argent français, il s’était nettement refusé à laisser la France intervenir comme partie contractante au traité qui devait en assurer l’effet, et Puisieulx qui, trouvant la négociation inachevée, dut la poursuivre, n’avait pas été plus heureux