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Page:Revue des Deux Mondes - 1891 - tome 104.djvu/394

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brasserie ou dans un wagon sans se dire un seul mot. Le grand satiriste des mœurs allemandes, Oberländer, a donné quelque part le parfait symbole des mœurs conjugales de ses compatriotes. Son dessin représente un gros homme attablé dans un café, et disant à sa femme, assise immobile auprès de lui : « Tiens, Marguerite, tu peux boire ma bière : elle est chaude, et je vais en demander de plus fraîche. »


III.

II me semble bien, d’après cela, que les Allemands que j’ai vus sont des êtres d’une sensibilité très particulière. Leurs instincts sensuels sont restés à l’état primitif, sans se pervertir, mais sans s’affiner, se bornant à devenir toujours plus tenaces et plus impérieux. Voilà, je crois, le premier élément de leur psychologie.

Un second élément, non moins typique, semble d’abord contraster avec celui-là. J’ai trouvé dans lésâmes allemandes une certaine poésie rêveuse et sentimentale, plus étroitement mêlée qu’en aucun autre pays aux menus détails de la vie. C’est cette disposition poétique que les Allemands nomment le gemüth: mais la chose est plus difficile à définir qu’à nommer.

Un dimanche soir, revenant de Schwarzrheindorf à Bonn, j’étais monté sur le grand bac qui traverse le fleuve toutes les vingt minutes. Il était neuf heures : la lune éclairait les eaux d’une lumière pâle, et le bac glissait avec tant de lenteur qu’à peine on le sentait se mouvoir. J’aperçus tout à coup, debout derrière moi, un jeune homme et une jeune fille qui restaient immobiles, appuyés au rebord, les mains dans les mains. La jeune fille avait la tête découverte. Ses cheveux blonds s’argentaient sous les rayons de lune, et je voyais son petit profil dans un demi-jour qui me le faisait paraître plus charmant. Les deux amoureux ne se dirent pas un mot pendant toute la traversée. Ils continuaient à se tenir les mains, et tantôt se regardaient dans les yeux, tantôt semblaient considérer le fleuve au-dessous d’eux. Sans doute, ils étaient allés manger et boire abondamment dans une taverne des environs : maintenant, ayant rassasié leur estomac, ils offraient à leur âme sa ration hebdomadaire de rêve et de poésie.

Mais le gemüth est une chose si flottante, comme une vapeur bleue et rose répandue sur tous les actes de la vie usuelle, qu’on risque de le voir s’évanouir dès qu’on essaie de le saisir. Tous les exemples que je pourrais me rappeler resteraient toujours assez peu significatifs. Il n’en est pas moins sûr pourtant que l’âme allemande imprègne naturellement ses idées d’une façon d’atmosphère idéale tout à fait caractéristique.