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« L’amour-propre dont vous m’honorez a peut-être été flatté du rôle qu’on m’a forcé de jouer; vous aurez espéré, mon cher cœur, qu’on ne pouvait pas être également gauche sur tous les théâtres; mais je vous accuserais d’un terrible accès de vanité (car, tout étant commun entre nous, c’est être vaine que de me trop estimer) si vous n’aviez pas tremblé pour les dangers que je courais; ce n’est pas des coups de canon que je parle, mais des coups de maître beaucoup plus dangereux que me faisait craindre lord Cornwallis. Il n’était pas raisonnable de me confier un tel commandement; si j’avais été malheureux, le public aurait traité cette partialité d’aveuglement... Mon ami Greene a eu beaucoup de succès en Caroline, et cette campagne a pris partout une beaucoup meilleure tournure que nous ne devions espérer. Peut-être pourra-t-elle finir fort agréablement... »

C’est avec cet enjouement et cette modestie, et en faisant allusion à sa gaucherie d’autrefois, qu’il rendait compte à Mme de La Fayette de ces heureuses nouvelles.

Le dénoûment, en effet, était proche.

On avait cru jusqu’à ce jour qu’après les deux vives escarmouches de Williamsburg et de Jamestown, l’armée anglaise avait été forcée, par d’habiles manœuvres, à se concentrer à Yorktown. Les archives aujourd’hui se sont ouvertes, et les documens nouvellement publiés rectifient sur ce point des opinions insuffisamment éclairées. On sait maintenant le secret de l’abandon de Williamsburg, puis de Portsmouth, par lord Cornwallis et de son recul devant des forces inférieures aux siennes. Toute cette conduite était l’exécution d’un plan que la jalousie du commandant en chef Clinton et la crainte des succès d’un subordonné et d’un rival avaient imposé. Si La Fayette ignora pourquoi Cornwallis ne lui avait pas opposé plus de résistance dans cette campagne de Virginie, il avait exactement opéré comme si la résistance devait se produire. Il a été heureux, mais ses qualités militaires ne reçoivent pas d’atteinte.

C’était un projet fortement conçu que de débloquer Rhode-Island, de tromper Clinton, de se renfermer dans New-York et de retenir Cornwallis en Virginie. C’était permettre à la France d’envoyer assez à temps du port de Brest, et ensuite des Antilles, dans la baie de Chesapeake, une flotte destinée à ôter à l’armée anglaise tout espoir de retraite et d’embarquement, à l’instant précis où Washington, Rochambeau et La Fayette viendraient forcer les Anglais dans leurs derniers retranchemens. Ce grand projet, qui décida du sort de la guerre, ne put être conçu que par des hommes d’un talent supérieur. « Il fallut, dit M. de Ségur, pour le faire réussir, toute l’audace de l’amiral comte de Grasse, toute