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Page:Revue des Deux Mondes - 1891 - tome 104.djvu/470

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ces surprises et le public de ces caprices! Sans doute les caractères ne sont pas assez expliqués, et les situations, parmi lesquelles il y en a deux ou trois neuves et ingénieuses, ne sont pas assez préparées. Retenons, cependant, la scène où les deux amoureux, trompés par l’étrangère, prennent bravement et spirituellement leur parti de leur déconvenue et deviennent amis en cessant d’être rivaux.

La critique peut signaler les erreurs de la fortune, elle ne peut les réparer. Il convient d’ajouter que l’interprétation, moins bonne et moins sûre qu’elle ne l’est ordinairement à l’Odéon, n’a pas laissé de nuire au succès de la pièce. Passionnément eût fourni une carrière plus longue si tous les acteurs eussent été dignes de M. Dumény.


Enfin, nous avons assisté, pour la première fois, à une représentation du Théâtre-Libre, et nous y avons pris un extrême intérêt. Rien de plus curieux que de voir un millier de personnes très comme il faut réunies dans l’attente et le désir, unanime autant qu’exclusif, de la polissonnerie et au besoin de l’obscénité. Deux ou trois heures durant, tout le monde est aux aguets; on épie les moindres répliques, le geste le plus anodin. Un grand lit à deux personnes et défait, placé à gauche de la scène, avait éveillé les plus légitimes espérances. Hélas! un instant seulement l’action a failli s’y concentrer, et aussitôt toute la gauche de la salle, qui ne voyait pas, s’est levée en masse, allongeant le cou. Il ne s’est rien passé, ou presque rien ; nous le savons, nous qui étions à droite. La pièce représentée est de M. George Lecomte. Elle s’appelle la Meule. Quatre actes : un acte plein de talent, les trois autres pleins d’ordures. C’est l’histoire d’une femme qui fait épouser son amant à sa fille. Rien entendu, la jeune fille sait tout et le père aussi; sans cela, il n’y aurait pas de mérite. L’un et l’autre commencent par avoir quelques scrupules. Mais ceux de la petite tombent parce qu’elle a surpris sa mère dans les bras d’un second amant, ce qui la décide à se marier avec le premier ; ceux du père, parce que le vieux monsieur (c’en est un) roule sur l’or. Et la Meule, c’est la société, responsable, à ce qu’il paraît, des malheurs de cette famille.

Tout cela est assez répugnant. Ce n’est pas très neuf, ni même très vrai. Le document, le fameux document est erroné. Le principal personnage, fort bien joué d’ailleurs par M. Antoine, est avocat à Lapalisse. Or, il n’y a pas de tribunal à Lapalisse, chef-lieu de l’arrondissement administratif. Le tribunal est à Cusset, près Vichy. Qu’on ne nous parle plus, après cela, de la vérité au théâtre, au Théâtre-Libre, du moins !


CAMILLE BELLAIGUE.