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fondateur de Samarie, sous qui Israël, encore à moitié sauvage et mal sorti de la vie patriarcale, s’ouvrit largement aux influences civilisatrices de sa puissante et riche voisine, la Phénicie. Achab, fils d’Omri, épouse une princesse phénicienne, Jézabel. Avec elle, ou plutôt avec l’influence phénicienne, s’introduisit le culte des divinités de Tyr, et Baal refoula Jéhovah. Les dieux, comme les peuples, ont besoin, pour se reconnaître, de l’oppression étrangère. Tout l’orgueil de l’élément israélite, blessé au cœur par l’insolence phénicienne ; son mépris pour une civilisation plus raffinée et matériellement supérieure et dont il ne sentait que plus vivement les corruptions et les hontes ; tous les préjugés du Bédouin, comme toutes ses vertus, trouvèrent un centre de protestation dans Jéhovah, qui sortit de l’épreuve plus puissant que jamais, plus impérieux et moralisé par contraste. Samuel revint au jour sous les traits d’Élie le Tisbite. Cette sombre et puissante figure, que la légende a enveloppée d’un voile de flamme, a frappé d’un souvenir profond l’imagination des générations qui suivirent, archange humain tout vivant enlevé au ciel, précurseur divin dont les premiers chrétiens attendaient le retour, éternel voyageur pour qui les juifs laissent encore chaque année la place vide au banquet de Pâques. Mais ici, l’auréole de la légende n’est que le reflet de l’histoire, le rayonnement de la personne réelle, et il n’est point possible de douter de l’existence et de l’action de ce grand « troubleur d’Israël. » Son nom résume une guerre triomphale du dieu jaloux, une guerre au couteau de Jéhovah contre Baal, qui aboutit à l’extermination du dieu phénicien. C’est dans l’école de prophètes qui se forma à son ombre, que fut forgé, comme une barre de fer, le monothéisme d’Israël. Il nous est resté un curieux écho des argumens semi-voltairiens qui couraient dans ces écoles, dans les sarcasmes lancés par Élie aux prêtres de Baal appelant en vain le feu du ciel sur le sacrifice qu’ils offrent à leur dieu : « Mais criez donc plus fort, car ce n’est qu’un dieu : peut-être est-il à causer, ou occupé, ou en voyage ; ou-peut-être est-il endormi et il faut l’éveiller. »

Un siècle à peine sépare Élie des prophètes proprement dits, c’est-à-dire de ceux dont nous possédons les œuvres. Ce siècle, dont il ne reste que des légendes, a dû être le plus fécond de l’histoire morale d’Israël : car les premiers prophètes présentent déjà tous les traits du prophétisme. Jéhovah n’est plus seulement le dieu jaloux, le dieu qui frappe et punit ceux qui l’oublient ou le méprisent ; c’est déjà le dieu de la vertu, le dieu de la justice ; c’est déjà le dieu du pauvre et de l’opprimé ; c’est déjà le dieu qui demande à ses serviteurs non des sacrifices, mais un cœur pur. Une belle page de la légende d’Élie, fuyant devant Jézabel, nous présente comme le symbole de cette transformation :