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partis de Paris par les trains du soir, arrivent à Marseille ou à Brest tout moulus, tout fiévreux d’une nuit d’insomnie.

Chez mes compagnons de voyage, je ne cesse pas de remarquer la même humeur confiante et sociable. Officiers, missionnaires, commerçans, au bout d’un quart d’heure on lie connaissance avec eux, — conversation courtoise de gentlemen, presque toujours instructive. Ils s’intéressent aux choses publiques, ils ont des idées sur l’avenir de l’Inde, sur les progrès de la Russie. L’un d’eux me disait que, dans cinquante ans, l’Inde aura son parlement autonome. Il en est partisan. « Notre devoir, ajoutait-il, est de faire l’éducation de l’Inde. » Entendez d’en faire une Anglaise, de la vieille reine asiatique. « une fois cette éducation faite, nous n’aurons plus qu’à nous en aller. We shall have done our duty to India. » Ses filles écoutaient, deux charmantes English girls toutes fraîches et roses, en toilette simple de flanelle claire. Le calme et le sérieux des visages étaient frappans. Ce ne sont pas des rastaquouères que ces colons anglais, mais des pères de famille honnêtes et énergiques qui vivent ici dans l’intimité, la paix, le charme du home anglais.

« L’Angleterre fait son devoir envers l’Inde, » elle la civilise. Par exemple, pour détruire les préjugés de caste, elle use d’un moyen fort efficace : elle fait voyager les Hindous. A traverser des contrées diverses, à se coudoyer en chemins de fer, ils s’instruisent, et leur esprit doit s’élargir. C’est pourquoi les compagnies ont réduit au minimum le prix des places. Le billet avec lequel mon boy fait douze cents lieues, de Calcutta à Calcutta, par Delhi et Bombay, coûte quarante-quatre roupies. Aussi les troisièmes sont toujours bondées d’indigènes. Rien de pittoresque comme ces wagons chargés d’un peuple bariolé.

Cette ligne, construite et possédée par une compagnie anglaise, est exploitée par des indigènes. Hindous les mécaniciens, hindous les conducteurs, les chefs de gare, et l’on s’en aperçoit à la façon dont le service est fait. Rien de la précision automatique, de l’exactitude froide, de la gravité, de la décision des employés anglais. A Bénarès, j’ai voulu envoyer des bagages directement sur Bombay. Là-dessus, grand émoi dans la gare, colloques entre le chef de gare, les commis, les contrôleurs, mon boy, colloques peu dignes, fort animés de gestes et de cris, flux de paroles interminables. Nous sommes partis avec vingt minutes de retard et j’ai dû coller moi-même les étiquettes sur mes malles. Non, l’Inde n’est pas encore tout à fait anglaise; non, son « éducation » n’est pas encore terminée.

Aux stations, mon boy descend très vite de son wagon pour voir si je désire des fruits. Quarante-huit ans, petit, chétif, maigre, un