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nuira pas à l’œuvre intellectuelle : tel philosophe de l’antiquité n’a-t-il pas été portefaix, Spinoza, ouvrier opticien ? Nous ferons disparaître toute distinction entre l’oisif et le laborieux, le frugal, le dissipateur et l’économe. Nous établirons si bien l’égalité, que l’industrieux recevra pour le même temps de travail autant que l’incapable : le talent cessera d’être un capital, car il est un don inné, celui qui le possède n’y a aucun mérite, il n’en est pas responsable… Mais on ne trouvera personne, objectez-vous, pour remplir les emplois répugnans. — Dans la société présente si imparfaite, manque-t-on jamais de volontaires pour les œuvres les moins attrayantes, les soins à donner aux malades des hôpitaux ?

A plus forte raison dans la société future, où par l’abolition des classes, la fin de l’exploitation des faibles, l’égalité des conditions, toute trace d’égoïsme aura disparu, où l’on ne connaîtra ni le vol, ni l’envie, ni la convoitise. Chaque classe, présentement, a sa morale particulière ; l’aristocratie pratique la casuistique des jésuites et des piétistes ; la bourgeoisie, le rationalisme utilitaire de l’intérêt bien entendu ; la morale des prolétaires, qui est celle de l’avenir, se fonde uniquement sur la solidarité et l’altruisme.

Si zélés qu’ils soient de se conformer à la science, les théoriciens du socialisme négligent, on le voit, la science la plus élémentaire, la psychologie positive. Elle nous enseigne que « selon les probabilités, l’amour pur du prochain, de l’humanité, de la patrie, n’entre pas pour un centième dans le total de la force qui produit les actions humaines[1]. » Ils ne tiennent pas compte de ce mobile et moteur premier, l’intérêt personnel, seul assez puissant pour vaincre l’inertie naturelle à l’homme, et qui est à son activité u ce que la loi de la gravitation est aux corps célestes, » — cause universelle, sans doute, de l’égoïsme et de la malice, mais aussi de tout ordre, de toute prudence, de tout zélé et de tout labeur. Ils ne comprennent pas que la société n’est que l’unité supérieure des individus qui la composent, que leurs imperfections forment son imperfection, et qu’en brisant en chacun le ressort individuel, on le détruit pour l’ensemble. Leur psychologie enfantine repose, en un mot, non sur la bassesse originelle, mais sur l’excellence native de l’homme, sur la toute-puissance de l’organisation sociale, pour substituer à l’égoïsme bourgeois l’enthousiasme des prolétaires à servir la société, cultiver le bien et le beau, conduire la société au plus parfait bonheur[2].

Il s’agira enfin d’organiser ce bonheur : « Pas de travail sans

  1. Taine, la Révolution, p. 482.
  2. « Crois-tu que le monde, reprit Bouvard, changera grâce aux théories d’un monsieur ? » (Flaubert, Bouvard et Pécuchet.)