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roi. Il ne doutait pas que les ordres privilégiés ne fussent condamnés sans rémission. La royauté se perdait en s’appuyant sur eux. Si au contraire elle faisait cause commune avec le peuple, comme elle l’avait fait bien des fois dans l’histoire de France, elle sortait régénérée et rajeunie de la crise révolutionnaire. Dans ses conversations, dans sa correspondance, Mirabeau exprime cette idée à plusieurs reprises. Comme Sieyès, il a mesuré la force des deux partis qui divisent l’assemblée : d’un côté les deux ordres privilégiés, représentant deux cent mille personnes, de l’autre le tiers-état représentant vingt-cinq millions de Français, c’est-à-dire la nation. Pourquoi le roi, que rien n’y oblige, qui avant la convocation des états-généraux s’est rendu justement populaire en assurant la prépondérance du tiers, compromettrait-il sa popularité au profit des deux ordres dont la défaite est certaine ?

Sur ce point, le tiers ne peut céder. Il a reçu partout de ses commettans le mandat formel de voter par tête et non par ordre. Il y a même des membres de la noblesse et une partie du clergé qui reconnaissent la justesse de cette revendication. On a beau invoquer le souvenir des anciens états-généraux, parler de traditions et de constitution à respecter, ce sont là des argumens de pure métaphysique. Si les états-généraux avaient été permanens, ils se seraient réformés d’eux-mêmes. N’est-ce pas un rêve de vouloir appliquer aux besoins du présent une procédure et des formes qui n’ont pas été employées depuis deux siècles ? Parmi les libéraux les plus modérés, personne ne s’y méprenait. Voter par ordre, c’était retourner à l’ancien régime ; voter par tête, c’était satisfaire l’intérêt public, répondre au vœu clairement exprimé par la nation. Comment la cour pouvait-elle hésiter entre les deux partis ? Ne valait-il pas mieux que le roi cédât tout de suite pour conserver tout son prestige ? C’était en quelque sorte malgré lui, à son corps défendant, que Mirabeau travaillait à enlever de haute lutte ce qu’il aurait mieux aimé obtenir par la persuasion.

La noblesse persistant à délibérer séparément sans se réunir au tiers, et le roi semblant encourager une résistance qu’il dépendait de lui de faire cesser, les voies paraissent fermées à la conciliation. La guerre va éclater tout au moins entre deux des trois ordres. Le troisième hésite. Le bas clergé tient à se rapprocher du tiers avec lequel il a des affinités d’origine et de milieu ; le haut clergé, au contraire, ne se sépare pas de la noblesse. Quelques députés entrevoient même la possibilité de créer deux assemblées, au lieu d’une, en partageant le clergé entre les deux. On eût constitué ainsi, comme en Angleterre, une chambre haute et une chambre basse. Ce n’eût pas été à coup sûr une conception