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Page:Revue des Deux Mondes - 1891 - tome 105.djvu/655

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remarquable habileté, au milieu des complications de la perspective. Lumière vive et douce, lumière fraîche et froide de la première aube, mais qui ne suffirait pas néanmoins à réveiller, sur leurs coussins en désordre, tous ces buveurs qui cuvent une longue ivresse, toutes ces dormeuses qu’a brisées le plaisir, si les cris de l’armée de Cyrus, s’avançant en bon ordre sous la porte, n’allaient plus violemment les arracher à leur engourdissement crapuleux. Les deux personnages principaux du drame, Balthazar et Cyrus, tiennent, à vrai dire, peu de place sur la scène, tous les deux, de petite dimension, s’apercevant à peine : l’un, debout, effaré et surpris, au sommet de son estrade; l’autre, casqué et cuirassé, tout au fond, en tête de son armée. Une fois le grand effet produit par la magnificence décorative du décor, c’est, comme au théâtre, sur tous les comparses groupés dans les premiers plans que se fixe notre attention. Sur ces premiers plans, en effet, dans ces amoncellemens de femmes nues, étendues et vautrées, pêle-mêle, dans les bras de leurs seigneurs basanés et barbus, au milieu des tapis bouleversés, des parures en lambeaux, des bouquets effeuillés, des mangeailles entamées, la virtuosité du peintre s’est exercée avec une verve et un éclat inattendus. Les figures pourraient être mieux reliées entre elles, mais presque toutes, séparément, sont en des attitudes appropriées et parfois dramatiques ; quelques-unes, notamment quelques femmes dans la pénombre, sont dessinées, modelées, colorées avec une souplesse et une délicatesse heureuses. Un sincère amour de la nature, un sentiment vif et profond de la beauté plastique et pittoresque y excusent presque ce qu’il y a de trop lascif dans quelques détails d’ajustement et répandent même de la noblesse sur certaines impudeurs d’attitudes. Il y a là des morceaux d’une exécution soutenue et franche, qui dépassent de beaucoup tout ce qu’avait peint jusqu’à présent M. Rochegrosse, dont la brosse, après le début éclatant du Vitellius, avait paru quelque temps s’alourdir et se charger de tons fanés et conventionnels. Ses yeux désormais se sont dessillés ; il a regardé la nature vivante, non plus à travers les réminiscences d’art ou de littérature, mais directement, sans intermédiaire ; les progrès accomplis par lui en quelques années témoignent d’un labeur ardent et méthodique dont peu d’artistes semblent aujourd’hui capables. Que M. Rochegrosse persiste dans ces sérieuses études, qu’après avoir fourni, dans cette fantaisie orgiaque, des preuves concluantes de son habileté, il se résolve à concentrer son imagination et son savoir en des compositions moins démesurées et moins désordonnées, nous l’y verrons, sans nul doute, acquérir définitivement cette mâle vigueur de touche qui est nécessaire aux manieurs de grandes masses pittoresques, mais que les plus fameux d’entre eux n’ont jamais conquise