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condenser dans une masse un peu lourde un sentiment pathétique et profond. M. Stigell, un Finlandais, dans sa composition du Naufrage, réunit, sur les épaves d’une embarcation, un homme debout, portant dans ses bras un petit enfant et criant au secours, tandis qu’une femme désespérée s’accroche à un tronçon de mâture, et qu’un jeune garçon s’affaisse, près d’être saisi par les flots. L’exécution de ce groupe important est inégale et heurtée, mais on y remarque de la vigueur, du mouvement, de l’expression. D’une main plus sûre, avec un accent convaincu et compatissant, un jeune sculpteur français traite un sujet tout moderne : Pendant la grève. C’est là encore un de ces thèmes trop particuliers qui ne semblent guère se prêter à un développement sculptural, surtout dans les grandes dimensions, et qui courent grand risque de n’offrir qu’un intérêt anecdotique. Heureusement, M. Theunissen a un tempérament de vrai sculpteur. Par la simplification des figures, par la simplicité des attitudes, par l’intensité des expressions, il a su donner à son groupe un intérêt plus général qui justifie, dans une certaine mesure, sa tentative. Pour cause de grève, ou autre, nous avons donc devant nous une famille de pauvres gens évidemment accablés par la misère et l’inquiétude, une mère tenant un enfant nu sur ses genoux et ne sachant que répondre à sa fillette, qui la regarde et qui la supplie, lui demandant du pain ; un père, en costume de mineur, debout, l’air inoccupé et hébété. Tout cela prêtait beaucoup à la déclamation ; on ne saurait engager les jeunes artistes à s’attaquer souvent à des matières si sentimentales et si périlleuses. Il est juste de reconnaître que M. Theunissen n’a pas trop glissé sur cette pente; ses figures conservent, dans leur expression douloureuse, la gravité simple qui convient à une œuvre de sculpture.

Rien de plus légitime, rien de plus estimable que toutes ces tentatives faites pour renouveler l’art de la sculpture par l’introduction du sentiment moderne. Chez les sculpteurs de haut vol, comme chez M. Boucher, il arrive d’ailleurs le plus souvent que le sentiment moderne engendre des ouvrages d’un caractère absolument général qui seraient compris à toutes les époques et par toutes les races. Le phénomène, nous l’avons vu, est assez commun et presque fatal ; ce serait prouver même une grande ignorance des phases ordinaires de la gestation Imaginative que d’attribuer, chez les artistes supérieurs, cet agrandissement et ce dégagement de l’idée généralisée à des causes purement scolaires et conventionnelles. Cette tendance naturelle des esprits élevés a déjà, de notre temps, abouti, en peinture, aux œuvres supérieures de Millet, Corot, Puvis de Chavannes, et, en sculpture, à celles de Guillaume, Chapu, Paul Dubois, Mercié, etc. A la Terre, de M. Boucher, dont