- …….. N’ont l’âme occupée
- Que du continuel souci
- Qu’on ne fâche point leur poupée.
Et leurs poupées, ce sont leurs affaires, leurs intérêts, leurs ambitions, leurs jalousies, leurs convoitises, leurs craintes. Il y a d’autres soucis plus nobles ; nous avons des problèmes à creuser, des obligations de conscience, des devoirs à remplir ; mais les inquiétudes qui nous honorent ne sont pas celles qui nous font le moins souffrir. Quels que soient nos goûts et nos attache-mens, nous sommes entourés de choses qui nous semblent désirables et que nous ne possédons pas ; d’autres nous gênent et nous voudrions les supprimer ; d’autres sont des dangers dont nous cherchons à nous défendre ; d’autres sont des mystères que nous nous efforçons de pénétrer. Tout nous resserre, nous borne, nous limite, et si notre orgueil était de bonne foi, il conviendrait que notre moi est bien peu de chose et tient une très petite place dans l’univers.
Mais il y a des heures de détente où, nous dérobant à nos appétits, à nos spéculations ou à nos devoirs, nous ne sommes plus des êtres affairés et passionnés, raisonnans et pensans. Affranchis pour un temps de nos préoccupations personnelles, nous ne voyons plus dans les choses des buts, des moyens ou des obstacles. Qu’elles soient ou ne soient pas, peu nous importe ; quand elles seraient de pures apparences, elles nous paraîtraient dignes de notre attention ; ce n’est plus leur réalité qui nous intéresse, c’est leur forme, l’air qu’elles ont, leur caractère et leur façon de l’exprimer. Nous avons cessé d’être des acteurs sur la scène du monde, nous sommes descendus à l’orchestre, et la vie n’est plus pour nous qu’un spectacle ; nous ressemblons à ces comédiens en vacances qui se délectent à voir jouer les autres. Tout en nous est sorti de l’ordre accoutumé ; ce qui commandait obéit, ce qui obéissait commande. Nos sens, notre sensibilité, notre raison elle-même ne sont plus que les auxiliaires de notre imagination, devenue la patronne de la case, et s’emploient à lui fournir des matériaux pour ses plaisirs ou l’aident à ordonner et à varier ses fêtes. Dans ces momens heureux, nous sommes à la fois infiniment curieux de tout et très indifférens sur le fond des choses. Montrez-nous Polichinelle ou Marat, des sites enchanteurs ou des solitudes mornes, un ciel doux ou sombre, des eaux claires ou fangeuses, des voluptés ou des horreurs, des enfers ou des paradis, tout nous sera bon pourvu que les objets aient du caractère et nous inspirent cet intérêt désintéressé qui est le secret du plaisir esthétique. Dans les jours qui suivirent la bataille d’Eylau, Napoléon parcourut chaque