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sont là pour le plaisir, par tradition. Ils ne rendent d’autre service que de donner une belle ombre opaque et d’attacher, de reposer le regard. Leurs bras sont forts, égaux, leur feuillage toujours jeune et bien nourri ; le sol où ils sont assis leur paie sans faute, à chaque printemps, une large rente. Ils vivent du respect des vivans pour la mémoire des morts qui les ont vus naître, comme ces vieilles institutions qui se perpétuent par la force de l’habitude, étrangement vivaces, gothiques et presque inattaquables, dans les moindres replis de la société anglaise. — Du bétail de belle race paît au milieu des boutons d’or, enfoncé jusqu’au jarret dans un épais tapis. Par moment, un petit cottage en brique rougeâtre, au toit de tuiles vermeilles, éclate au milieu de ce vert uniforme…

Au loin, une brume plane très bas sur un coin de l’horizon ; une grosse tache grise, adhérente au sol, et qui semble être l’ouverture enfumée d’un souterrain : c’est Birmingham. Au beau milieu de cette admirable campagne surgit tout à coup, dans cette nature tranquille et douce, l’enfer industriel, avec tout son cortège de supplices civilisateurs. Nous croisons des files de trains chargés de houille, de minerai de fer, de « gueuses » : nous approchons. D’innombrables cheminées d’usines, pareilles à de grands bras noirâtres qui brandiraient vers le ciel des torches fumeuses, voilent la lumière du jour et noient toutes choses dans un brouillard de couleur incertaine. Des files, des bataillons, une armée immobile de maisonnettes à deux étages, toutes pareilles, toutes uniformément laides et noires, montent et descendent les collines, et rien ne vient rompre la monotonie de cette armée sans chef. C’est la cité industrielle dans toute son horreur.

Comment exprimer la laideur de ces rues, l’artificiel de cet assemblage, l’insouci de l’arrangement, et le manque de loisir, de vie esthétique, d’art enfin chez ceux qui ont entassé ces briques comme chez ceux qui vivent là ? Même pas une de ces cathédrales, œuvre patiente et douloureuse où des générations de vilains ont enseveli leur âme, leurs forces, leur bourse, et la poésie intime de leur être. Rien que des rues indistinctes, horriblement uniformes dans leur laideur et leur misère, leur saleté sans cesse entretenue, renouvelée, accrue par l’accumulation infinie de tous les débris et déchets des industries les plus diverses. Sans doute, ces industries occupent toutes les pensées, absorbent tous les instans de ces immenses générations d’hommes qui vivent entre ces amas de briques avec un ciel de fumée sur la tête et un horizon de brouillards devant les yeux, tandis qu’à peine à quelques milles de là le printemps s’épanouit, regorge de sève, les plantes,