Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1891 - tome 106.djvu/736

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

on fit monter ce qui devait descendre, descendre ce qui devait monter ; palmettes, oves, denticules, grecques, tout ornement fut employé comme au hasard et détourné de son usage propre ; on vécut dans le faux, et ce qui est pis encore, on fut heureux d’y vivre[1].

Les architectes grecs poussaient jusqu’au scrupule le respect des convenances ; avec le temps, cette science se perdit, et c’en fut fait du divin naturel. Il arriva trop souvent aux Romains de copier sans discernement des modèles dont les finesses leur échappaient ; c’était la lettre, ce n’était plus l’esprit ; c’était la note, ce n’était plus la musique, ni l’air de première intention, et on sait combien Vitruve a commis de méprises qui eussent révolté Ictinus. A d’autres époques, on s’avisa d’appliquer un genre d’architecture où il n’avait que faire ; ce fut la mort des convenances et le triomphe du convenu. Pour le vrai réaliste, la plus belle architecture est celle qui exprime le plus exactement la destination d’un édifice, et qui trouve son harmonie dans la parfaite correspondance entre la fin et les moyens, entre le dedans et le dehors, entre l’idée et la forme. Une école qui ressemble à un faux palais, une église où l’on adore un Dieu mis en croix et qui est grossièrement imitée des maisons qu’habita jadis la victorieuse Pallas Athènè, lui font saigner le cœur ; pour se nettoyer les yeux de cette image impure, il ira contempler une humble église de village, coiffée d’un vrai clocher roman. Elle est un signe, l’autre n’a pas de sens, et rien n’est plus triste dans le monde de l’art qu’un sens qui n’a pas trouvé son signe, si ce n’est un signe qui a perdu son sens.

La confusion des langues empêcha d’édifier Babel ; la confusion des styles n’empêche pas de beaucoup bâtir, nous ne le savons que trop, et nous savons aussi quelle différence il peut y avoir entre un contraste qui charme et une disparate qui choque ; mais les contresens qui nous affligent ne sont pas toujours imputables aux artistes. Un architecte chargé de bâtir une villa pour un bonnetier retiré des affaires se vit condamné pour lui complaire à ajouter à sa construction une tour à mâchicoulis. Il l’adjura en vain de renoncer à sa sotte fantaisie. « De quels ennemis avez-vous donc à vous défendre ? » lui demandait-il. L’autre se buta, et il dut céder. « A laver la tête d’un âne, disait cet architecte en colère, on perd sa lessive, et ce misérable aura sa tour : mais je m’arrangerai pour qu’elle ressemble à un bonnet de nuit. » Il y a des siècles où tout dans l’architecture est intention, il y en a d’autres où tout est prétention.

  1. Der Stil in den technischen und tektonischen Künsten, von Gottfried Semper.