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Page:Revue des Deux Mondes - 1891 - tome 107.djvu/167

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aiguë, pour ses nerfs trop tendus. Elle ne dormit pas, battue d’une fièvre.

Au matin, enfin, blanche comme une condamnée à mort, elle se jeta sur les journaux. Elle dut tendre la feuille qui tremblait dans ses mains ; le papier se déchira. Les lettres dansaient devant ses yeux. Mais elle lut pourtant. Alors ce fut horrible. Quelque chose en elle se déchira. Tout son sang reflua à son cœur. Et, pour ne pas tomber, elle se raidit. Le passé se refermait sur elle comme une porte de prison et l’étouffait, comme une pierre de tombe et l’écrasait. Le jury avait dit oui ; la femme était condamnée à vingt ans de travaux forcés.


V.

Cependant Daguerre commença de s’inquiéter. La crise, qu’il avait crue passagère, se prolongeait. Sa femme était devenue nerveuse, bizarre. A des jours, elle semblait calme, puis des accès de larmes la terrassaient, la laissaient en une torpeur d’où elle sortait par des gaîtés forcées. Son équilibre était détruit.

— Qu’as-tu ? s’informait-il parfois.

— Rien ! répondait-elle toujours, en s’efforçant de sourire. Il cessait de questionner, gêné de la voir parfois détourner les yeux. Et il gardait une tristesse, le pressentiment de quelque chose de mauvais entré dans leur vie, leur bonheur peut-être atteint, dispersé, allant à la débâcle.

Pourtant, à part le malaise un moment venu de ce dernier procès, jamais il n’avait éprouvé la moindre défaillance. Son œuvre ne lui laissait pas de regret, ne lui inspirait pas d’inquiétude. Il n’imaginait pas, après ces années d’une joie sans trouble, que des remords qui, s’il y eût songé, n’auraient pas eu pour lui de raison d’être, aient pu éclater dans leur vie comme la foudre dans la sérénité d’un ciel bleu.

Il cherchait vainement, penché de nouveau sur cette âme confuse de femme en laquelle s’accomplissaient des choses inexpliquées. De ne pouvoir la comprendre dans le présent, instinctivement il remontait vers le passé, vers le jour où, pour la première fois déjà, il avait essayé d’en déchiffrer l’énigme. Il l’évoquait alors telle qu’il l’avait vue dans la prison, telle qu’il l’avait découverte à travers le fatras du procès, les dossiers de l’accusation. Et il la retrouvait ainsi qu’il l’avait jugée alors, faible, avide sans doute de joies irrencontrées, emplie d’idéal et leurrée de quelque vision fausse de la vie.