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avec Dieu, supérieure à l’Église transitoire de la grâce et de la loi représentée par saint Pierre : cette théorie, déjà esquissée par saint Augustin, fut recueillie dans la conscience des hérésiarques et des mystiques, et reparut à la fin du XIIe siècle avec Amaury de Chartres et Joachim de Flore. Mais les moines du XIe siècle ne s’intéressaient guère aux doctrines prophétiques sur lesquelles avaient disputé les clercs du temps de Charles le Chauve. Glaber est si fort étranger aux vues augustiniennes que, soupçonnant, à propos de l’hérétique Vilgardus, l’invasion très prochaine de Satan en personne dans les affaires de ce monde, c’est de saint Jean seul qu’il s’autorise. « Satan, dit-il, sera bientôt déchaîné, selon la prophétie de Jean, les mille ans étant accomplis. C’est de ces années que nous allons parler. » Et il poursuit sa chronique par le récit des événemens dont l’an 1002 est le point de départ. Il a confondu le millénaire avec la date de l’an 1000. Et je crois que là est l’origine des angoisses vagues qui s’emparèrent des esprits médiocrement éclairés, à l’approche de cette heure ambiguë. Si Glaber et ses confrères avaient lu les commentaires de la Cité de Dieu sur la révélation de Patmos, ils eussent compris que, l’effondrement de l’empire romain étant le prologue obligé du millénaire, c’est-à-dire du régime messianique de dix siècles, il fallait au moins ajouter quatre cents ans à la période dont saint Augustin n’avait point vu lui-même le premier jour. D’ailleurs, en quelle région de la chrétienté, à partir de quel temps ce règne de béatitude s’était-il manifesté, même d’une façon idéale ou symbolique? Certes, les rois, les peuples et les moines pouvaient dormir en paix longtemps encore ; la chaîne qui retient Satan au fond du puits de l’abîme n’était point près de se briser.

Cependant, ni le moyen âge, ni l’Église ne sont responsables du renoncement à toute vie intellectuelle, du dédain des lettres profanes ou sacrées que nous signalons en Glaber. Les écoles créées par Charlemagne étaient toujours florissantes ; on y étudiait les écrivains latins, la grammaire, la dialectique, la musique; c’étaient les écoles épiscopales, tenues par le clergé séculier, auquel se joignaient encore quelques moines studieux et fidèles aux traditions d’Alcuin et de Scot Érigène. La plus célèbre, à la fin du Xe siècle, était l’école de Reims, malgré les désastres que les Normands et les Hongrois avaient infligés à la Champagne. L’école épiscopale de Paris, cent ans plus tard, lorsqu’éclatèrent les grands débats scolastiques, devint la lumière du monde chrétien. Au temps même de la jeunesse de Glaber, le bénédictin Gerbert d’Aurillac dirigeait l’école de Reims. Il y formait l’esprit des écoliers par une double discipline, la logique, pratiquée d’après Aristote, Porphyre, Cicéron et Boëce, et l’exercice de l’éloquence, le commerce des moralistes,