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Notre chroniqueur, dont l’âme n’était point très pure, eut souvent affaire au diable. La première fois, il fut plus fort que lui et déjoua sa malice. Un charlatan vendait comme reliques de martyrs des ossemens de morts vulgaires qu’il dérobait dans les cimetières; il changeait de nom en même temps que de province, et opérait surtout dans les contrées de la Maurienne et de la Savoie. Il offrit un jour à saint Guillaume et à plusieurs évêques les fausses reliques de saint Just, pour une église que l’on consacrait à Suse. Il prétendait recevoir chaque nuit la visite d’un ange qui l’enlevait de son lit « sans que sa femme s’en aperçût. » On l’interrogea minutieusement en présence de Glaber, qui flairait quelque damnable supercherie. « Nous vîmes que cet homme n’avait rien d’angélique, mais était un ministre de mensonge. » Les personnes dévotes croyaient à l’authenticité des reliques; les évêques, qui en doutaient, les mirent néanmoins sous la pierre des autels et dans les châsses. La nuit suivante, les moines et les clercs qui veillaient dans l’église eurent une grosse peur. « Des figures monstrueuses, des Éthiopiens tout noirs sortaient de la chapelle où reposaient ces os; ils s’éloignèrent ensuite de l’église. » Les démons battaient en retraite, peut-être chassés par le mépris de notre chroniqueur, qui ajoute gravement : « Je conseille aux malades de se méfier des ruses des démons, dont les formes sont innombrables. On sait qu’ils se rencontrent partout sur la terre, et en particulier dans les fontaines et les arbres. »

Mais le diable devait prendre plus d’une revanche sur le perspicace Raoul. Il avoue avoir eu trois visions, dont la première se compliqua de tentation : car Satan, quand il se montre aux moines ou leur envoie quelqu’un des siens, s’efforce de les dégoûter de la pénitence et du cloître, en leur persuadant de chercher le salut au grand air et tout simplement, sans capuchon ni scapulaire, comme les clercs ou les laïques. Une nuit, au monastère de Saint-Léger, avant matines, « je vis, au pied de mon lit, un petit monstre noir à forme humaine. Il avait, autant que je pus le reconnaître, le cou grêle, la face maigre, les yeux très noirs, le front étroit et ridé, le nez plat, la bouche énorme, les lèvres gonflées, le menton court et effilé, une barbe de bouc, les oreilles droites et pointues, les cheveux raides et en désordre, des dents de chien, l’occiput en pointe, la poitrine et le dos en bosse, les vêtemens sordides ; il s’agitait, se démenait furieusement. » Il saisit le bois du lit et le secoua avec violence, grinçant des dents et répétant : « Tu ne resteras pas plus longtemps ici ! » Glaber s’échappa plus mort que vif et courut se jeter sur les degrés de l’autel de saint Benoît, avec force mea culpa. A Saint-Bénigne, le même démon se montra à lui dans le dortoir des frères. C’était au petit jour. Il courait en