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Page:Revue des Deux Mondes - 1891 - tome 107.djvu/639

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courantes de chaque exercice. La trilogie pécuniaire de l’ouvrier, du patron et de l’Etat se réduirait à un monologue gouvernemental. Quelles sommes annuelles s’engloutiraient alors dans l’abîme ouvert aux dépenses? Non plus un milliard sans doute, mais bien un milliard et demi ou même deux.

La seconde hypothèse, ou plutôt l’autre aspect de la question offre à l’esprit des perspectives non moins inquiétantes. Tout le plan ministériel consiste à faire fructifier les dépôts des participans. Or, dans l’espèce, il s’agirait de 12 milliards au bas mot, quand la loi aurait son plein effet. C’est l’estimation d’un député, M. Guieysse, actuaire émérite, qui a établi ses calculs sur les données administratives. Les auteurs du projet admettent eux-mêmes un total possible de 16 milliards, que M. Leroy-Beaulieu, avec sa haute compétence, ne craint pas de porter à 30, en ramenant à ses limites réelles le taux de capitalisation. Trente milliards! la valeur approximative de la moitié des terres cultivables en France. N’avons-nous pas lu naguère, dans une étude dont l’auteur n’est pas un adversaire du régime actuel, le chiffre stupéfiant de 100 milliards? Nous ne le mentionnons que pour montrer l’incertitude des calculs. Sur un pareil terrain, les plus habiles risquent de perdre pied. Adoptons, sans débat, les évaluations du gouvernement. Où trouver des placemens productifs pour une somme de 16 milliards, et qui se chargerait de l’opération? On objectera que l’accumulation des capitaux serait progressive. Raison de plus pour mesurer le maximum des dangers ultérieurs de la loi, avant de se laisser aller aux douceurs immédiates de l’encaissement annuel, dont les inconvéniens se feraient peu sentir durant la première période.

Prêterait-on à l’industrie privée les fonds des retraites? Cette offre, venant en concurrence avec celles de l’épargne ordinaire, aurait pour résultat inévitable un avilissement encore plus rapide de l’intérêt. Interrogez d’ailleurs les patrons et les entrepreneurs dignes de crédit. Leur réponse semble peu encourageante. Ce n’est plus aujourd’hui l’argent qui fait défaut aux affaires présentant des chances raisonnables de bénéfices ; ce sont les affaires sérieuses qui font défaut à l’argent.

Le puissant essor industriel, l’activité créatrice et féconde des soixante dernières années sont presque arrêtés parmi les nations du vieux monde. L’Europe a terminé ses voies ferrées à gros rendemens, construit sa flotte commerciale à vapeur, édifié les grandes usines et les fabriques qui lui sont nécessaires. Il ne lui reste guère à espérer, pendant vingt ans peut-être, que des travaux de perfectionnement et d’entretien. Les principaux ouvrages d’art ou de génie civil qu’elle a exécutés avec gloire et profit dans l’univers entier,