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le roi Tiéba crut à sa bonne foi, à sa loyauté, et entretint avec lui les relations les plus cordiales. Il se montra accessible, prévenant; il mit de côté toutes les formalités de l’étiquette noire. Le capitaine pouvait pénétrer librement dans la case royale à toute heure du jour et de la nuit; le roi venait souvent lui-même le voir, accompagné d’un de ses frères ou de son griot favori. Chose plus étonnante, lorsqu’il fut blessé à Loutana, il se laissa panser par le docteur Crozat, qui n’était pas encore parti pour le Mossi ; jusque-là il s’était toujours soigné lui-même, ne permettant à qui que ce fût de toucher à ses blessures. Plus tard, étant malade, il recourut aux soins du docteur, accepta gracieusement de sa main les potions les moins agréables et les plus suspectes, sans lui demander de les goûter avant lui. Sans doute il en coûta moins à Alexandre de vider la coupe que lui présentait le médecin Philippe : il croyait à la vertu, on n’y croit guère en Afrique.

« Autant qu’on peut le juger après dix mois passés auprès de lui, dit en se résumant le capitaine Quiquandon, Tiéba nous a paru un homme foncièrement bon, un chef habile et brave. » Tel il paraît être aujourd’hui ; que sera-t-il demain ? Jusqu’à ce jour il a passé son temps à réduire des rebelles et à se défendre contre les entreprises d’un voisin brouillon et malfaisant. Sa renommée date surtout de sa lutte contre Samory ; elle s’est accrue encore par la chute de Loutana et de Kinian. « Son père. Massa Daoula, était un grand chef, dit-on jusque dans le Mossi, et nous ne pensions pas que les Taraoulé pussent grandir encore ; mais le nom de Tiéba brille aujourd’hui jusqu’à éclipser celui de son père. » Saura-t-il modérer son ambition? Il a affirmé plus d’une fois que son seul désir était d’asseoir sa domination sur tous les villages qui font partie de son patrimoine. Le capitaine est porté à croire qu’il ne songe point à imiter les funestes prouesses d’un El-Hadj-Omar et ses promenades sanglantes à travers l’Afrique, que l’instinct du propriétaire désireux de faire valoir son bien le retiendra chez lui, que, redevable à la France de ses derniers succès, il sera docile à nos conseils, qu’il s’occupera de mettre un peu d’ordre dans sa maison, d’organiser ses états, qu’après avoir conquis, il apprendra à posséder. Mais se souviendra-t-il toujours des obligations qu’il nous a ? Ne cèdera-t-il jamais aux suggestions de son entourage, qui nous veut peu de bien ? « Vous avez tort de vous fier à Tiéba, disait-on au docteur Crozat; il vous fait bon visage parce qu’il a besoin de vous. Prenez garde, le jour où il se sentira assez fort, il vous chassera de chez lui et vous fermera sa porte. » Le capitaine Quiquandon augure mieux de l’avenir. Il pense que nous aurions grand tort d’en user trop cavalièrement avec ce conquérant heureux, que Tiéba n’est pas de ces hommes qu’on peut réduire au rôle de roi fainéant; mais il pense aussi que ses sympathies pour la France sont sincères, que le fama du