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Page:Revue des Deux Mondes - 1891 - tome 107.djvu/696

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Kénédougou nous fera par gratitude autant que par intérêt toutes les concessions compatibles avec sa dignité. Dieu est grand et le cœur africain est aussi changeant qu’obscur. Puissions-nous avoir toujours Tiéba pour ami ! Ce serait un ennemi fort incommode.

Le souverain auquel M. Crozat eut affaire dans la personne de Bocary, grand naba du Mossi, est d’un tout autre caractère et de moindre envergure. Il n’a pas, comme Tiéba, conquis sa couronne. Enfant gâté de la fortune, après avoir vécu longtemps dans l’exil, il a succédé contre toute attente à son frère, qui n’avait point laissé d’enfans mâles. Infatué de son bonheur inespéré, attentif à se prémunir contre tout accident fâcheux, il s’enferme dans son palais avec ses serviteurs et ses femmes, sort rarement, emploie ses journées à consulter les marabouts qui le tiennent en tutelle, dépense le plus clair de ses revenus à se procurer les gris-gris aussi étranges que coûteux qui rendent les princes invulnérables. Vanité, avarice, incurable défiance, voilà les passions maîtresses d’un roi noir qui n’est pas un Tiéba. Bocary est aussi vain que cupide, et en dépit de ses gris-gris, craignant sans cesse qu’on ne le détrône ou ne l’assassine, il passe sa vie à se mourir de peur.

M. Crozat n’eut pourtant pas à se plaindre de l’accueil que lui fit le naba. Avant lui, deux blancs avaient paru pour la première fois dans la capitale du Mossi. Le capitaine Binger avait été invité à déguerpir au plus vite ; peu après, un mystérieux Allemand, qui se faisait nommer Moussa, avait séjourné quelque temps à Ouaggadougou ; mais il y avait essuyé plus d’une avanie : on lui reprochait de faire argent de tout, de vendre les bœufs porteurs qu’on lui donnait. Le docteur fut traité avec beaucoup plus d’égards. À peine arrivé, il fut admis à rendre ses devoirs au naba dans la cour du palais. Il se trouva en présence d’un homme d’une cinquantaine d’années, au regard inquiet, à la physionomie cauteleuse et mobile, vêtu fort simplement, et dont la coiffure, couverte de talismans, ressemblait à une toque d’avocat. Le naba s’accroupit à l’extrémité d’un couloir, dans l’embrasure d’une porte ; à demi caché, il allongeait de temps à autre sa tête de renard ou de fouine. Tout à coup, comme le docteur se disposait à lui offrir dix pièces de calicot, un manteau, trois colliers, un couteau, un rasoir et 50 francs en argent, Bocary se leva brusquement et disparut. On expliqua à M. Crozat que ce grand roi aurait cru déroger en recevant des présens sous les yeux indiscrets d’une nombreuse assistance, qu’il était rentré pour réfléchir. Après avoir réfléchi, il se ravisa, reparut, consentit à recevoir et à prendre et daigna remercier.

Les cadeaux avaient plu ; l’argent avait été envoyé incontinent chez le forgeron pour être transformé en bijoux ; Bocary n’avait pas quitté son manteau de la journée. À quelque temps de là, seconde audience, où le docteur fut autorisé à parler d’affaires : « Je ne suis pas venu,