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transposé sur le mode lyrique; — De là, aussi, dans sa vie, tant de défaillances et de palinodies. Il suit son siècle, comme autrefois Voltaire, ou plutôt, il va où l’entraîne la foule. Ses opinions politiques, religieuses, philosophiques ont quelque chose de l’inconstance des opinions populaires, irraisonnées, presque instinctives, extrêmes surtout comme elles. Et à cet égard j’ose dire que, si quelqu’un, dans notre langue, a donné le modèle d’une poésie démocratique et révolutionnaire, c’est lui. N’est-ce pas quelque chose, que l’on peut bien ne pas aimer, j’y consens, mais pourtant quelque chose, et quelque chose même d’assez neuf, d’assez audacieux, d’assez grand?

Comment cependant a-t-il pu se défendre de la vulgarité? Car c’était là recueil; et s’il ne s’en est pas toujours défendu, — je veux dire s’il y a bien de la grossièreté, bien du rabâchage aussi dans son œuvre, — il n’en demeure pas moins l’un des plus grands poètes que le monde ait connus, et l’un des plus originaux. Il le doit à la qualité de son imagination visionnaire, à la fécondité de son invention verbale, à l’ampleur encore de sa rhétorique, aux ressources infinies de sa virtuosité. Si tous les sujets lui sont bons, jusqu’à lui être indifférens, c’est qu’il n’y en a pas de si banal dont il ne sache tirer des effets qui ne sont qu’à lui... Mais la vraie raison, je crois la voir surtout dans ce que l’on appelle à bon droit son égoïsme ou son orgueil, ou, si l’on veut, dans l’excès même de sa personnalité.

Nous l’avons dit plus d’une fois ici même : il semble qu’en vérité l’excès de l’individualisme ou l’hypertrophie de la personnalité soient l’une au moins des sources ou des conditions du lyrisme; et n’est-ce pas pour cela que, dans le siècle où nous sommes, drame ou roman, histoire ou critique même, le lyrisme a tout renouvelé d’abord, tout envahi, et tout dénaturé? Prenez Goethe, prenez Byron, prenez Rousseau : si différens qu’ils soient les uns des autres, ils ont ce trait de commun entre eux qu’ils n’ont aimé, qu’ils n’ont connu, qu’ils n’ont vu qu’eux-mêmes au monde; et qu’en eux-mêmes, sous les noms de Saint-Preux, de don Juan, de Werther, ils n’ont pris d’intérêt qu’aux aventures de leur sensibilité. Ainsi d’Hugo. « Lui toujours, lui partout; » et si peut-être jamais le Moi ne s’est plus largement ni plus splendidement étalé que dans son œuvre, — jusque dans les parties épiques ou dramatiques de son œuvre, dans Ruy Blas ou dans Hernani, comme dans les Misérables et dans la Légende des siècles, — c’est par là, et pour cela qu’il est sinon le plus grand, mais le moins intermittent et le plus continu de nos lyriques.

Ce que l’on lui donne donc, ou ce qu’il emprunte, ou ce qu’il tire du patrimoine et du trésor commun, il se l’approprie, il se le convertit en sang et en nourriture, sans en avoir à personne d’obligation ni de reconnaissance, puisqu’à vrai dire il ne se souvient plus de